L’Enfant brûlé

Librement adapté du roman de Stig Dagerman, traduction Élisabeth Backlund – mise en scène Noëmie Ksicova, compagnie Ex-Oblique – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

On entre dans l’histoire par les mots tendres qu’un jeune garçon dit à sa mère. Le spectateur est dans le noir : « Reste auprès de moi » implore-t-il. Quand on fait le pont avec le titre de la pièce, L’Enfant brûlé annonciateur de violence et avec la vie de Stig Dagerman, abandonné par sa mère peu après sa naissance, on est dès le départ comme tétanisé.

Stig Dagerman (1923-1954) est le chef de file de la jeune littérature suédoise des années quarante. Son œuvre, courte de fait et engagée, touche à la difficulté d’être au monde et n’a de cesse de dénoncer le politique et les injustices sociales. Auteur de grands textes dont des romans – Le Serpent en 1945, L’Île des condamnés en 1946, L’Enfant brûlé en 1948 son avant-dernier, publié en France en 1956 – des poésies et des nouvelles ; des pièces de théâtre, avec Le Condamné à mort, en 1947 ; des essais dont Notre besoin de consolation est impossible à rassasier en 1952, texte dense qui compte une vingtaine de pages, écrit deux ans avant qu’il ne mette fin à ses jours. Son style est grave et percutant. « Il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites… »

© Jean-Louis Fernandez

Quand la lumière s’allume on se trouve dans la maison de Knut (Vincent Dissez), qui depuis peu se retrouve seul avec son fils, Bengt (Théo Oliveira Machado) aux portes de l’âge adulte. Alma, la mère, est morte peu avant. Le poids de l’absence est terrible, Bengt n’accepte pas son départ et vit avec tous les signes de sa présence : le foulard qu’elle portait, véritable objet-fétiche, sa photo toujours à proximité, la pendule arrêtée à l’heure de sa mort et toutes les traces qu’il cultive dans la maison. « Elle riait tout le temps » se souvient-il. Dès la première scène, père et fils s’affrontent et Bengt provoque son père qui finit par lui jeter au visage : « Alma est morte pour toute la vie ! » Il neige à la fenêtre à croisée, Bengt, enfermé en lui-même est comme un prisonnier.

Le spectacle est un huis-clos entre le père, prêt à refaire sa vie, le fils désorienté, en souffrance et rébellion, et un chien que Knut apporte un jour à la maison pour faire diversion et que Bengt prend tout de suite en grippe (le chien Mésa). Dans le quotidien auquel ils font face, Bengt défie son père en permanence, d’autant que Knut essaie de reconstruire sa vie. Son fils le traque pour vérifier ce qu’il pressentait avant même la mort de sa mère, son père a une liaison. On entre dans la sphère du privé et le fils déverse ce qu’il a sur le cœur avec une rare violence. Il ne supporte plus rien et plus rien ne l’anime si ce n’est le souvenir. « Je ne sais pas faire sans maman… » lâche-t-il. Sa petite amie, Bérit (Lumîr Brabant) est souvent laissée pour compte même si elle s’attache patiemment à alléger le fardeau. Aveuglé par le chagrin, Bengt ne se maitrise plus et l’agresse, comme un enfant capricieux. Et la coupe déborde quand son père lui annonce qu’il va inviter Gun, son amie, à la maison (Cécile Péricone). Le dîner de présentation est un fiasco, Bengt dispose les photos de sa mère sur la table et fait œuvre de sabotage. Il allume des bougies comme il le fera à plusieurs reprises au cours du spectacle, Enfant brûlé dit le titre, au sens propre comme au figuré. Gun porte une robe de velours rouge que lui a offerte Knut et qui ressemble étrangement à celle d’Alma. Blessé, le garçon le prend pour une provocation.

© Jean-Louis Fernandez

La scénographie (d’Anouk Dell’Aiera, éclairée des lumières de Nathalie Perrier) permet d’entrer dans l’intimité de la famille avec subtilité. Elle nous place au cœur de la pièce de vie avec table en formica de l’époque ; côté cour la chambre de Bengt ; au centre et face à nous celle des parents, derrière un tulle ; côté jardin l’entrée de la maison en chicane, par où le père va et vient. Un bout de nature entoure la maison. Dans la seconde partie du spectacle on change de décor et on se transporte en deux temps trois mouvements sur une île pour quelques vacances où la famille se regroupe autour de la piscine dans laquelle chacun plonge, tour à tour. Contrairement à l’amplification du son dans la maison, au bord de la piscine les voix sont naturelles, traduisant davantage d’intimité. Là, les langues se délient un peu plus, on fait des tours de magie. Les relations se troublent et Bengt enfreint toutes les règles. Gun s’occupe de le charmer et tous deux se rapprochent dangereusement. La tension dramatique monte, on a l’impression d’être au cœur d’un polar dans lequel la figure centrale, prête à tout, est hors de contrôle. On le comprend d’autant quand on le voit contraindre Bérit avec brutalité à un rapport sexuel ou qu’il revient avec la laisse du chien, vide. Les personnages se tournent autour en une danse des morts plutôt que des vivants.

Quand le père comprend que Bendt a détourné son amoureuse, il rentre ivre et défait. Son fils le déshabille et le couche. Un an après la mort de sa mère, jour pour jour et à l’heure h, Bengt se coupe les veines du poignet. Il est hospitalisé, on le recoud. La reconstruction du père a échoué et Bengt se perd dans son chagrin. Une nouvelle fois tout est détruit dans cette maison. La fin marque l’image d’une piéta, Bengt posant sa tête sur les genoux de Gun, aussi perdue que tous. Le téléphone sonne dans le vide, on reste en suspension. Dernier plan sur l’embrasure de la porte entrebâillée et le seuil de la maison, image symbolique de l’entre deux, l’avant et l’après, l’en deçà et l’au-delà, comme un plan de cinéma.

« Je conçois le plateau comme un espace de questionnement mais aussi de consolation et de réparation » dit Noëmie Ksicova, metteure en scène, qui s’est emparée du texte de Stig Dagerman en le ré-écrivant à sa manière. Elle sert un langage théâtral qu’elle travaille dans une sorte d’économie et de minimalisme. Son adaptation a été lauréate de l’Aide à la création de textes dramatiques Artcena. Avec sa compagnie Ex-Oblique, elle a créé en 2017 Rapture inspiré de Marguerite Duras, sur la mémoire ; en 2020, Loss, sur la question du deuil et en 2023 Saturne avec la Compagnie de l’Oiseau-Mouche. Entrecoupé de lourds silences et d’instants musicaux, L’Enfant brûlé parle de la perte et de la trace. La noirceur du personnage distille ici une atmosphère lourde où le temps se suspend.

© Jean-Louis Fernandez

Le spectacle est rythmé par les lettres de Bengt, qui, de froid et distant, vulnérable et imprévisible, laisse passer ses émotions. Ces lettres entrecoupent la narration, structurent le roman et construisent sa rythmique, de même que celle du spectacle. Bengt s’adresse des lettres à lui-même, où il s’épanche sur ses fantasmes de pureté, sa mère le lui avait conseillé quand ça n’allait pas fort. Il les écrit et se les lit, au gré de son inspiration et de ses pulsions. Il lit aussi celle qu’il écrit à Bérit et celle qui ne sont adressées à personne. Ces petits gestes du quotidien composent ici le langage théâtral basé sur le temps long, le silence et les petites choses de la vie, non spectaculaires. Bengt dans son rôle (Théo Oliveira Machado) en est un brillant passeur de la violence, effrayante et souvent contenue, et tous les acteurs portent le texte et la situation avec intensité. « Tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune… » écrivait Stig Dagerman en quête de consolation…

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

© Jean-Louis Fernandez

Avec : Lumîr Brabant, Bérit – Vincent Dissez, Knut – Théo Oliveira Machado, Bengt – Cécile Péricone, Gun – le chien Mésa – les voix de Sébastien Éveno, Noëmie Ksicova, Léos. Scénographie Anouk Dell’Aiera – création lumières Nathalie Perrier – composition musicale, création sonore, Bruno Maman – costumes Caroline Tavernier – dramaturgie Aurélien Patouillard – dressage, accompagnatrice du chien Victorine Reinewald. Le roman, L’Enfant brûlé, est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 17 mars, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe /Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – www.theatre-odeon.fr

Splendeurs et Misères

D’après Les Illusions perdues d’Honoré de Balzac – création dirigée par Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Fabrice Robin.

C’est bien difficile d’écrire sur Les Illusions perdues quand une autre mise en scène vous reste en tête, en l’occurrence celle de Pauline Bayle que nous avions évoquée dans un article du 26 septembre 2021 et qui avait obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le meilleur spectacle théâtral de l’année 2021. C’est comme une chanson, ça ne vous quitte pas.

Donc, reprenons… L’action se passe à Angoulême où le jeune Lucien de Rubempré né Chardon, rêve de gloire littéraire après avoir écrit quelques sonnets. Dans son environnement provincial où très tôt il s’ennuie, il y a David Séchard un ami proche depuis l’école, qui l’aidera financièrement malgré ses difficultés budgétaires après le rachat trois fois son prix de l’imprimerie paternelle, et qui épousera Ève, sa sœur. Tous deux lui sont proches et croient en son talent.

© Fabrice Robin.

Le beau et fringant Lucien de Rubempré (Gaétan Poubangui) décide alors de monter à Paris, prêt à en découdre, car plein d’ambition. Il est accompagné de sa protectrice, Louise de Bargeton (Marianne Giropoulos) qui a de la famille dans la haute société de la capitale en la personne de la marquise d’Espard (Manon Xardel). À peine arrivé à Paris il est regardé de très haut par le cercle des aristocrates, lui, le roturier. La soirée à l’Opéra le montre dans sa maladresse, en dépit de ses efforts et malgré son beau costume loué dans lequel il a quand même fière allure. Il peine à gommer ses origines et Mme de Bargeton le laisse très vite tomber craignant pour sa réputation, car les ragots sur les origines de son protégé vont bon train : son véritable nom est en effet Chardon, quoi de plus ordinaire et il est fils de pharmacien, de Rubempré n’étant que le nom d’emprunt à sa mère. Âprement moqué, Lucien se réfugie dans une mansarde et se met à écrire un roman. Avec un certain orgueil il croit en ses forces et en son talent.

Chez Balzac, Lucien de Rubempré est le personnage principal des Illusions perdues, publié en trois parties entre 1837 et 1843, et celui de Splendeurs et misères des courtisanes, publié entre 1838 et 1847, mais il est évoqué tout au long de La Comédie humaine, qui compte plus de quatre-vingt-dix ouvrages et représente une véritable radiographie de la société de l’époque. Dans Illusions perdues, à la source du spectacle, Balzac conte l’histoire de l’ascension et de la chute de Lucien de Rubempré et nous propose de le suivre à travers déceptions et désillusions dans son apprentissage du monde et des bonnes manières, dans sa recherche de moyens de survie dont la découverte du journalisme et de l’édition, dans son observation naïve et décalée des intrigues, des cercles fermés et du monde du jeu, dans sa volonté sans limite de reconnaissance littéraire.

© Fabrice Robin.

De Rubempré pénètre ces cercles d’édition et du journalisme, d’après Balzac tous plus ou moins plongés dans des affaires de corruption, et tente d’y faire ses armes. Il a pourtant reçu une mise en garde du journaliste Etienne Lousteau (Nicolas Katsiapis) mais ne l’entend pas : « Vous vous mêlerez à d’horribles luttes…Ces combats ignobles désenchantent l’âme, dépravent le cœur et fatiguent en pure perte… Il en est temps, abdiquez avant de mettre un pied sur la première marche du trône que se disputent tant d’ambitions, et ne vous déshonorez pas comme je le fais pour vivre. » Le jeune poète tente d’être publié chez Dauriat, propriétaire de revue et éditeur à la mode, tenant une librairie près du Palais-Royal. Ce dernier refuse d’abord ses textes, puis les accepte au moment où Lucien monte dans la hiérarchie et accède au statut de critique, travaillant pour différents journaux. Pris à son propre piège, à son tour il renie ses valeurs et entre dans les compromissions ; il s’y brûle les ailes. L’article au vitriol qu’il fait paraître sur Raoul Nathan (Willy Maupeti), un des auteurs de l’écurie Dauriat avec qui il règle ses comptes, met le feu aux poudres. Sa chute en sera d’autant plus douloureuse. « Changes-tu le fond de mes articles ? » demande-t-il à un moment à Andoche Finot, le directeur du journal (Jason Marcelin-Gabriel).

© Fabrice Robin.

Dans la première partie du spectacle, on suit la migration de Lucien de Rubempré, d’Angoulême à Paris puis sa solitude inspirée, dans la capitale. Il met en place un système de défense pour pénétrer les milieux littéraires et les persuader de son talent, leur faire connaître ses travaux d’écriture, prendre sa revanche avec l’aristocratie parisienne. La scénographie illustre bien le clivage des classes sociales, du plus bas au plus haut par un jeu de praticables de différents niveaux, mobiles, manipulés par les comédiens pour construire et signifier divers espaces dont la salle de presse où s’affichent les journaux ; le choix des costumes appelle les années 80 (scénographie et costumes, Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel). Il y a la mobylette et les couleurs d’Angoulême, la ville natale de Lucien et les gens qui lui sont chers, l’opéra derrière le rideau rouge, l’ambitieux poète, au café, entouré de quelques étudiants, essayant au téléphone de contacter les éditeurs et de présenter ses écrits. Gaétan Poubangui interprétant Lucien de Rubempré – qui a déjà travaillé sous la direction de Paul Platel dans ses deux précédents spectacles – habite finement le personnage. Les lumières traduisent des atmosphères qui nous transportent aussi d’un endroit à l’autre avec des jeux d’ombre sur les murs et des pleins feux sur la corruption, (création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca).

© Fabrice Robin.

Il y a des moments de narration extraits du roman portés par différents acteurs, qui se superposent au langage de la vie quotidienne parisienne et de la débrouille, à celui du trafic littéraire et de la corruption. Le second temps du spectacle – qui s’étire, et où l’anti-héros de Rubempré, disparaît un peu trop au profit des circonvolutions des cercles d’éditeurs et caprices du journalisme – met en exergue ce chantage entre la presse et les milieux éditoriaux ; intimidation et menaces ainsi que cabales savamment orchestrées finiront par le broyer. Il y a Coralie, l’actrice interprétant Ruy Blas qui s’est offerte au plus offrant et qui se fait huer sur scène. En contrepoint, Lucien trouve un peu de camaraderie parmi les gens du Cénacle dans lequel il est admis et qui se réunissent au Louvre, cénacle composé d’intellectuels et d’artistes dont Daniel d’Arthez, écrivain sans le sou avec qui il sympathise. Le spectacle montre les étapes d’un début d’ascension puis d’un écroulement dans lequel chaque acteur tient plusieurs rôles. On s’y perd donc un peu vu la richesse du texte de Balzac. Le burlesque voulu a du mal à prendre et frôle par moments la caricature dans la représentation du milieu journalistique et éditorial, la dérision étant dans le texte, inutile de surligner ou alors il y faut plus de maitrise. On a beau chercher pour référence les caricaturistes du XIXème siècle qui fleurissaient grâce aux avancées techniques de l’imprimerie, l’enthousiasme de la troupe qui déborde un peu trop, apporte plutôt un côté foutraque.

Paul Platel a créé le Théâtre des Évadés en 2018 et présenté deux spectacles en 2021 et 2022 : Je me souviens, fresque sociale d’un village menacé par la disparition (cf. notre article du 15 juillet 2022) et Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités différentes, il en signait les textes ainsi que les mises en scène. Adapter Balzac est ambitieux la matière est plus que dense et mène donc à certaines simplifications, d’un niveau de langage à l’autre. Le spectacle a de bons moments et fonctionne avec fluidité en son premier tiers, il s’alourdit ensuite quand le texte devient démonstratif et que la rigueur du jeu se perd.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2024

Avec : Marianne Giropoulos, Nicolas Katsiapis, Jason Marcelin-Gabriel, Willy Maupetit, Gaétan Poubangui, Manon Xardel – collaboratrice artistique Laure Sauret – création lumière et régie Ugo Perez Andreotti, accompagné de Arthur Pôtel et Samuel Zucca – musique Tom Ouzeau – scénographie et costumes Estelle Deniaud, accompagnée de Cécile Carbonel.

22 février au 10 mars 2024, du jeudi au samedi à 21h, le dimanche à 16h30 au Théâtre de l’Épée de bois / Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Tél. : 01 48 08 39 74 – site : www.epeedebois.com

Parfums d’Orient

Exposition, à partir de trente et une odeurs spécialement créées par le parfumeur Christopher Sheldrake et deux cents œuvres patrimoniales et contemporaines – commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon – jusqu’au 17 mars 2024, à l’Institut du Monde Arabe. Derniers jours.

@ Denis Dailleux

Une série de photos de Denis Dailleux accueille le visiteur, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas. Elle montre les gestes de la récolte des roses de Damas ramassées au Maroc, troisième pays producteur, le tri des pétales et leur délicate mise en sac. La rose, symbole de beauté et de spiritualité. C’est le point de départ de la déambulation proposée par l’exposition qui montre comment les fleurs et plantes aromatiques entrent dans la fabrication de parfums et cosmétiques, de recettes culinaires et thérapeutiques.

Parfums d’Orient c’est aussi une invitation à voyager aux sources des subtiles fragrances – safran, jasmin, fleur d’oranger, musc – à les sentir grâce aux ingénieux dispositifs spécialement créés par le parfumeur Christopher Sheldrake. Le visiteur part ainsi à la découverte sensible d’une dimension première de la culture arabe, du Haut-Atlas aux rives de l’Océan Indien. Par ces subtils arômes qu’on trouve sous différentes formes comme onguents, huiles, baumes, eaux et dans les fumigations d’encens liées aux pratiques culturelles et sociales ancestrales, il inhale le meilleur de l’Orient.

Trois parties composent l’exposition : la première, l’immersion dans Les essences les plus rares et les plus précieuses de l’Orient et la recherche des matières premières telles que fleurs, herbes, épices et résines odorantes – la seconde, Les senteurs de la cité : les usages du parfum dans l’espace public avec un parcours dans la médina et le souk des parfumeurs-apothicaires, dans les hammams – la troisième, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, les senteurs au sein du foyer : devoir d’hospitalité, rituels de séduction, odeurs de la cuisine orientale.

On découvre ainsi dans la première partie de l’exposition les matières premières et fragrances rares comme le précieux bois de oud ou bois des dieux, appelé aussi or liquide, qui vient de l’arbre Aquilaria poussant dans les forêts du sud-est asiatique, au Bangladesh, Thailande, Cambodge, Malaisie, Laos et Vietnam. Utilisé pur ou mélangé à d’autres substances, brûlé, sous forme liquide ou huileuse, il est célébré depuis les débuts de l’islam et reste un des composants majeurs de la parfumerie orientale. Le musc à l’origine issu de différentes espèces de chevrotains vivant dans les montagnes d’Asie intérieure, animal protégé depuis 1973, est désormais interdit d’utilisation à l’état naturel. Son odeur est reconstituée grâce à des substituts chimiques. Le safran, aussi appelé or rouge est tiré des trois pistils odorants, de couleur rouge ou dorée situés à l’intérieur de la fleur de crocus ; cueillies à la main, il faut environ 200 000 fleurs pour en obtenir un kilogramme, c’est donc une épice très chère.

Le secret du parfum © Brigitte Rémer (2)

Des manuscrits, miniatures, textiles, peintures, photographies, installations et vidéos guident aussi le visiteur sur les routes empruntées par les meilleurs ambassadeurs du commerce des parfums, dont l’Arabie, qui, avec l’encens, l’ambre gris et la myrrhe, en a largement diffusé son amour à l’ensemble du monde arabe. Ce sont des pièces rares qui accompagnent son voyage olfactif. Ainsi le livre de Dioscoride, médecin militaire grec d’Asie Mineure, né vers 40 après J-C, qui après des études à Alexandrie et Athènes devint célèbre par son herbier, De Materia Medica. Source principale de connaissance en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité il y fait la description de plus de six cents plantes et presque mille remèdes. La pièce exposée est une copie datée de 1082 à Samarcande (Ouzbékistan), traduite en arabe et montre La récolte du baume de Judée. On traverse aussi un éclairage horticole au clair de lune réalisé par l’artiste Hicham Berrada, de Casablanca, intitulé Mesk Elli le Jasmin de nuit qui nous invite à méditation  au milieu de terrariums imposants, en verre teinté, dans lesquels poussent des plantes appelées Cestrum nocturnum. Cette fleur diffuse son odeur la nuit, les vitrines sont donc accompagnées d’un système d’éclairage au clair de lune inversant le cycle jour/nuit. Cette expérience poétique nous transporte, le temps de l’exposition, dans un jardin où le parfum intense des fleurs éveille des souvenirs.

Vladimir Antaki © musée de l’IMA (3)

La seconde section de l’exposition, Les senteurs de la cité, nous mène au cœur de la médina explorer les odeurs de la ville et les usages du parfum dans l’espace public, l’identité des quartiers. Hautement valorisé dans la société arabe, le métier de parfumeur imprime le respect, il est détenteur d’un véritable savoir-faire dont celui d’apothicaire, connaît toutes les vertus cosmétiques et médicinales des essences. Symbole de l’admiration qu’on lui porte, le souk des parfumeurs se trouve près de la mosquée principale et du hammam, on y trouve dans ses échoppes toutes sortes d’épices, herbes aromatiques, résines, eaux florales et de nombreuses compositions de parfums. Cette section témoigne de la multitude des senteurs et objets qui vont avec, une série de photographies de petites échoppes présentées en grandeur nature par l’artiste franco-Libanais Vladimir Antaki, dans le prolongement de sa série The Guardians qu’il a réalisée dans les souks de Mascate et de Salalah. Oman est en effet une terre ancestrale des parfums qui a su préserver ses traditions ; la réplique d’un modèle de distillerie d’eau de rose, Untitled 2045 (Eau de Rose of Damaseus), réalisée par l’artiste thaïlandais basé principalement à New-York et Berlin, Rirkrit Tiravanija, à partir du dessin d’un alambic conçu par le géographe al-Dimashai ; on trouve aussi dans cette partie de l’exposition des vases d’alchimie en verre, d’un bleu profond ; un dispositif distillant différentes fragrances comme Kyphi, interprétation d’un parfum mythique de l’Égypte ancienne à base de myrrhe, lentisque et genévrier, et sa recette de fabrication traduite à partir de hiéroglyphes ; Lune d’Ambre qui mêle le ciste labdanum aux notes sucrées du baume du benjoin, au coriandre et au géranium rosat ; Shamama, parfum à base d’huile et de distillats mêlant trois des principales matières premières de la parfumerie arabe dont le safran. On y trouve aussi les différentes étapes du traitement de la matière première pour devenir parfum telles que les opérations d’enfleurage et de distillation, les parfums à base d’alcool et de solvants et la parfumerie de synthèse, ainsi qu’une magnifique collection de flacons en cristal de roche.

‘Asar aL-Tabrîzî  – The David Collection (4)

Les senteurs de la cité, réserve aussi une place importante au fonctionnement des hammams, haut lieu de sociabilité. Les photos de l’artiste iranien Peyman Hosshmandzadeh documentent la pratique ancestrale des bains publics et des rituels esthétiques et thérapeutiques à Téhéran, ses photos sont mises en vis-à-vis avec les miniatures de Shîrâz – encre, gouache et feuille d’or – représentant le hammam au XVIème siècle. Certains objets dont une pyramide de savons d’Alep. entourent cette représentation, plus ou moins sophistiquée selon la classe sociale de celui qui les possède. Ainsi une Plerre ponce dans un étui ovoïde en forme d’oiseau (Turquie, XIX° siècle Argent, décor au repoussé et rapporté), un Bassin à anse d’Ispahan (XVII°-XVIII° siècle, cuivre coulé, ciselé et incrusté de pâte noire), des Sooques (ou qabqâb), en bois incrusté de nacre et d’argent venant de Syrie et datés de 1850 que les femmes portaient pour se déplacer au hammam et pour la cérémonie du mariage, dont la hauteur indiquait le rang social ; Après l’exsudation, hommes et femmes utilisent savons, huiles, onguents et eaux parfumées pour se laver et se masser le corps et les cheveux, produits choisis pour leur fragrance autant que pour leurs propriétés cosmétiques et médicinales. Une vidéo de Yumna Al-Arashi, Shedding Skin Beyrouth (Liban), 2017 montre l’ensemble des rituels pour les soins du corps dans une lumière à la beauté picturale. Ils font aussi partie intégrante d’un véritable art de vivre. « Le henné, la peau, ce sont mes souvenirs, ma grand-mère, le milieu dans lequel j’ai grandi, les odeurs que je connais » dit le plasticien marocain Farid Belkahia.

La troisième partie de l’exposition, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, montre que le goût marqué pour les parfums dans le monde arabe est un fait culturel qui s’illustre aussi dans la maison et l’intimité du foyer. Chez les Égyptiens et chez les Romains, on dit que les fumigations étaient le moyen de communication privilégié avec les divinités, dans le monde antique les Égyptiens étaient considérés comme les maîtres incontestés de la parfumerie. On le voit sur des Stèles égyptiennes peintes et sculptées, et à travers les rites funéraires. Dans cette partie, on trouve les ornements de maison et les amulettes contre le mauvais œil, on voyage dans les odeurs épicées de la cuisine et les parfums qui accueillent le visiteur sur le pas de la porte dévoilant ainsi le statut du maître de maison. On traverse les fragrances qui pimentent la relation amoureuse – entre autres le safran, le musc et l’ambre aux vertus aphrodisiaques dont la poésie arabe se fait le chantre pour l’être aimé. Le devoir d’hospitalité est un acte social fondamental, les Rituels de réception sont présentés sous forme de théâtre d’ombres, les parfums et fumigations ont des vertus protectrices et le brûle-parfum est un accessoire indispensable de la maison orientale. Réalisé en toutes matières – céramique, terre cuite, métal incrusté d’argent, on le trouve dans les foyers depuis des siècles et quelle que soit la condition sociale du maître des lieux. Les aspersoirs (ou qumqum), font aussi partie du mobilier commun des maisons orientales. Ils servent à contenir une eau florale, de rose ou de fleur d’oranger le plus souvent utilisée comme porte-bonheur. Des miniatures principalement iraniennes représentent nuits de noces ou amours contrariés, mêlent fragrances et sensualité et consacrent la forte charge érotique attribuée aux parfums. La littérature et la poésie arabes leur emboitent le pas.

Aspersoir bleu © Lyon MBA (()

On trouve dans cette partie de nombreux objets rares et précieux et le geste artistique d’artistes contemporains. Ainsi Farah Al Qasimi née à Abou Dhabi montrant  l’omniprésence du parfum et des huiles parfumées dans la société émiratie à travers ses vidéos, photographies et performances ; l’installation Boutons de jasmin – Full rassas (Arabian jasmine bullets) de Reem Al-Nasser, artiste d’Arabie Saoudite, exposant un costume traditionnel de mariée entièrement confectionné en boutons de jasmin ; ou encore Dia al-Azzawi né à Bagdad (Irak), illustrant sur lithographies des scènes des Mille et Une Nuits, contes dans lesquels le parfum est très présent et apparaît comme une composante de la volupté – ainsi la cent soixante-seizième nuit, The story of Nur al-Din ibn Bukkar and the Slave-Girl Shams al-Nahar.

Ce troublant voyage à travers les Parfums d’Orient proposé par l’Institut du monde arabe et réalisé par les commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon ouvre sur la  douceur et le mystère. La découverte des fragrances et de leurs origines, l’approche et la connaissance de leur complexité dans des lieux chargés d’histoire, les savoir-faire traditionnels dans la culture arabe, participent d’un véritable art de vivre.

Par cette exposition, les essences racontent, les pétales volent au vent et envoient leurs messages comme autant d’oiseaux messagers, d’un bout du monde à l’autre. Et comme le dit si bien le poète Constantin Cavafy, « Les arômes m’inspirent comme la musique, comme le rythme, comme les belles paroles… »

Brigitte Rémer, le 29 février 2024

Visuels :  (1) Denis Dailleux, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas, Moyen-Atlas (Maroc), 2015. photographie analogique, 80×80, tirage d’exposition © Denis Dailleux – (2) D’après l’Installation olfactive Le secret du Parfum @ Magique studio – (3) Vladimir Antaki, The Guardians, Mohamad Obéidi, Mascate, (Oman), 2023, impression sur papier fine art contrecollé sur Dibond, 240×160 © Musée de l’IMA / Vladimir Antaki – (4) ‘Asar aL-Tabrîzî Mihr dans un hammam à Khwarazm, Mihr wa Mushtari Shiraz (Iran), cople datée entre 1540/1550, encre, gouache et feuilles d’or sur papier – Copenhague, The David Collection, 76/2006 – (5) 200/2 Aspersoir, Iran (?) XIXe siècle (?) Verre soufflé et moulé, bleu cobalt, 35,3 x 10,5 cm, Lyon, musée des Beaux-Arts de Lyon, D147 © Lyon MBA.

Du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024, niveaux 1 et 2 de l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard., Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu, Cardinal Lemoine – site : www.imarabe.orgDerniers jours.

Le chemin du wombat au nez poilu

Spectacle tout public – chorégraphie et mise en scène Joanne Leighton – narration et danse Flore Khoury et Marie Tassin – au Centre national de la danse/CND, à Pantin – avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Patrick Berger

Le conte fantastique que nous sommes invités à entendre et à voir emmène le spectateur au cœur de la faune et de la flore, en Australie, pays d’origine de la chorégraphe et pédagogue belge, Joanne Leighton dont la compagnie, WLDN est installée en Ile-de-France. La narration, la danse et la vidéo sont à l’œuvre pour créer une pièce des plus poétiques.

Le parcours débute dans le cosmos, avec la naissance du monde, dans le presque noir au plateau, pour se construire autour du rêve et s’éclairer de reliefs géographiques et climatiques qui ne nous sont pas forcément familiers, sauf autour de la problématique des enjeux écologiques, qui s’inscrit en filigrane.

Deux conteuses-danseuses, (Flore Khoury et Marie Tassin), font appel au récit, aux couleurs, à l’air, au son – vents, pluies, crépitements… (de Peter Crosbie), aux images sur grand écran (de Flavie Trichet-Lespagnol), avec un formidable naturel en même temps qu’une savante précision. Elles puisent dans différents vocabulaires tels que mime, danse, attitudes et signes et libèrent une gestuelle libre, fluide et imagée qui accompagne le texte, porté avec humour et finesse.

© Patrick Berger

La scénographie (de Romain de Lagarde, qui signe aussi la lumière) à peine suggérée par un amas de plastiques repliés, gris poubelle, qui au final, représenteront les montagnes et serviront de caverne protectrice quand les éléments se déchaîneront et que les incendies feront rage. L’environnement physique du pays passe par le texte et l’image et nous plonge dans la forêt tropicale et les fleurs sauvages des hauts plateaux, les déserts du centre du pays, les forêts d’Eucalyptus et de sorbiers, les mangroves des régions côtières, les buissons épineux de la savane.

Le texte, issu des légendes et traditions orales du pays, sert de fil narratif à ce voyage et fait vivre les animaux. Nous sommes au pays des koalas et des kangourous, figures totems d’Australie qui abrite de nombreuses espèces de marsupiaux, et nous découvrons une sorte de ferme des animaux à la Orwell. Ici ni pouvoir ni révolte sauf celle de la nature, maltraitée par les hommes. On y croise entre autres Lady Souris, Serpent Arc-en-ciel, Dingo – les dingos sont comme des chiens sauvages – et le Wombat, de son nom aborigène, sorte d’ourson brun dont il existe une espèce à nez poilu, d’où le titre du spectacle, Le chemin du wombat au nez poilu. Il habite les forêts montagneuses et creuse de vastes terriers qu’il défend contre les intrus. Dans le spectacle, il se fera protecteur des animaux menacés et leur ouvrira grand sa porte, transformant son terrier en Arche de Noé.

© Patrick Berger

La chorégraphe-metteuse en scène qui s’est toujours impliquée dans le domaine de l’éducation artistique et culturelle, ne déplie pas seulement un livre d’images en mouvement mais questionne aussi les enjeux écologiques actuels. Joanne Leighton réussit à trouver un savant équilibre entre les différents éléments du spectacle, mêlant une part du réel à la fantaisie. « Avec Le chemin du wombat au nez poilu, je cherche à raconter autant qu’à danser les récits, les histoires, les rêves de mon pays natal » dit-elle.

Ce voyage solaire, minéral et végétal est aussi, par le biais des animaux, un superbe récit de l’aventure humaine. Les deux interprètes le traduisent avec beaucoup d’inventivité et de délicatesse. La complémentarité qu’elles ont su trouver, créant, au-delà des mots, une gestuelle complice et en écho, sert magnifiquement le spectacle.

Brigitte Rémer, le 3 mars 2024

© Patrick Berger

Avec Flore Khoury et Marie Tassin, collaboratrice artistique Marie Fonte – textes Marie Fonte, Flore Khoury, Joanne Leighton, Marie Tassin – création sonore et musique Peter Crosbie – Images Flavie Trichet-Lespagnol – lumière et scénographie Romain de Lagarde – régie générale François Biet – administration Anna Erbibou – production, communication Lola Bizeau.

Du 27 février au 2 mars 2024 – Centre National de la Danse, 1 rue Victor Hugo, 93500. Pantin – métro Hoche – tél. : 01 41 83 27 27 – site : cwww.cnd.fr et magazine.cnd.fr – Chaillot/Théâtre national de la Danse www.theatre-chaillot.fr

Art. 13

Théâtre, danse – Mise en scène, écriture et scénographie Phia Ménard, interprétation et chorégraphie Marion Blondeau, compagnie Non Nova, à la MC93 Bobigny.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle fait référence à l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui pose d’une part que « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État », d’autre part que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Dans le droit fil de cet article, le nom du petit garçon de trois ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie – image qui avait fait le tour du monde – est énoncé en préambule. Avec sa famille il venait de Syrie et avait traversé la Méditerranée pour gagner l’Europe. Phia Ménard place donc la barre de ses intentions entre philosophie, histoire, politique et esthétique.

Après ouverture du rideau de fer, on pénètre dans un jardin à la Le Nôtre comme par effraction en suivant une créature des plus étranges mi-ange mi-bête, sorte de reptile qui, au long du spectacle, va détruire ce qui lui fait obstacle ; pour première cible, un nu des plus classiques, posé sur un socle au centre des parterres et gazons parfaitement maitrisés et lissés et la lecture que l’on peut faire de l’anéantissement du masculin quand on se souvient que Phia Ménard a opéré ce glissement du masculin au féminin. Tous les chemins de vie qui contredisent et entravent la trajectoire de l’extravagante créature seront détruits. Nous suivons son parcours de destruction, à la recherche d’une hypothétique liberté sous le bruit épouvantable des bombardiers, tronçonneuses et autres marteaux-piqueurs – des bouchons d’oreilles sont distribués aux spectateurs, à l’entrée.

Tandis que ce personnage piétine le bon ordre mondial, des nuages passent sur un grand écran en fond de scène. La statue est au sol, l’homme descendu de son piédestal, en miettes. La créature s’acharne, à coups de hache, sur le socle. Les pierres répandues au sol balisent une nouvelle allée qui ne mène nulle part. Deux hommes en combinaison de survie retirent les décombres et les traces de ce premier socle. La créature ramasse et traîne comme une peluche d’enfant, son doudou, seul vestige d’avoir été tandis que deux pieds de pierre, monumentaux, semblables à ceux des colosses de Memnon sur la route de Thèbes, se découvrent et semblent tout dévorer sur leur passage.

Dans ce jeu des échelles règne une évidente tension entre la créature, petit personnage interprété par Marion Blondeau, mobile et inquiétante – qui signe aussi la chorégraphie du spectacle – et le monumental, statique et hiératique, de l’environnement scénographique. Le contexte distille de l’inquiétude et une perte des repères. La créature-reptile glisse silencieusement d’un obstacle à l’autre comme une gladiatrice déterminée au combat et conduit le spectacle dans la défaite de la pensée et l’aveuglement des sociétés.

Artiste pluridisciplinaire, Phia Ménard est connue pour sa radicalité et pour l’effacement des frontières entre théâtre, danse et performance. Elle nous mène ici dans une forme d’art conceptuel vers des mondes engloutis où le nihilisme l’emporte.

 Brigitte Rémer, le 24 février 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Assistanat à la mise en scène Clarisse Delile – interprétation et chorégraphie Marion Blondeau – dramaturgie Camille Louis – scénographie Phia Ménard, Clarisse Delile et Éric Soyer – création sonore Ivan Roussel – création costumes Fabrice Ilia Leroy assisté de Yolène Guais – création lumière Éric Soyer assisté de Gwendal Malard – réalisation scénographie Rodolphe Thibaud, Ludovic Losquin, David Leblanc, Nicolas Marchand – régie plateau David Leblanc, Nicolas Marchand – stagiaires Ayoub Kallouchi (mise en scène), Vanessa Schonwald (scénographie) – régie générale Olivier Gicquiaud – régie lumière Aliénor Lebert – administration, production Claire Massonnet, Constance Winckler, Justine Lasserrade – production Compagnie Non Nova, Phia Ménard.

Vu le 27 janvier 2024, à la MC 93 Bobigny – En tournée : du 7 au 9 mars 2024 au Lieu Unique,  centre de culture contemporaine, Nantes –  du 13 au 16 mars au Théâtre National de Bretagne, centre curopéen théâtral et chorégraphique, Rennes – les 20 et 21 mars aux 2 Scènes, scène nationale de Besançon – les 28 et 29 mars à La Comédie de Clermont-Ferrand – le 9 avril à l’Agora, pôle national cirque de Boulazac (24), le 12 avril 2024 à l’Espace Jéliote, centre national de la marionnette d’Oloron-Sainte-Marie (64) – les 26 et 27 avril 2024 au De Singel, centre artistique international, Anvers (Belgique).

Le Songe d’une nuit d’été

Texte William Shakespeare – traduction François Regnault – version scénique et mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota, avec la troupe du Théâtre de la Ville – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

© Nadége Le Lezec

Emmanuel Demarcy-Mota a côtoyé Skakespeare en 1998, en montant Peine d’amour perdue, déjà dans une traduction de François Regnault, et le spectacle a tourné pendant une dizaine d’années. Une partie de la troupe d’aujourd’hui était déjà dans la distribution. Pour le metteur en scène et directeur du Théâtre de la Ville, Shakespeare, dans Le Songe d’une nuit d’été « cherche à démasquer le langage comme endroit du possible mensonge, et la part d’inconscient qu’il exprime. » La nouvelle traduction de François Regnault, traduisant la prose et les vers de Shakespeare apporte des mots du quotidien, prenant de la distance avec la littérature.

Et il y a de la magie dans la pièce, thème qui intéresse particulièrement Emmanuel Demarcy-Mota qui a entre autres mis en scène récemment La Grande Magie et Les Fantômes de Naples, d’Eduardo De Filippo. Le Songe d’une nuit d’été est une comédie écrite autour de 1594, qui entremêle les fils de l’amour et du désamour par la puissance de philtres magiques dont le but est d’inverser le sens des destins. Shakespeare pénètre dans la mythologie grecque : nous sommes à Athènes et Thésée – ici interprété par une femme, Marie-France Alvarez – prépare ses noces avec Hippolyte.

© Nadége Le Lezec

C’est Obéron, le roi des fées (Philippe Demarle), qui règne en maître sur une nature féerique, assisté de l’espiègle Puck (interprété par un comédien, Edouard Eftimakis et deux comédiennes, Ilona Astoul et Mélissa Polonie) chargé de déposer l’elixir issu de la fleur d’amour-en-oisiveté dont la propriété est de déclencher, chez celui ou celle qui le reçoit, un violent amour envers le premier être vu au réveil. Titania, son élégante femme descendue du ciel (Valérie Dashwood), est sa première cible et il envoie Bottom le tisserand (Gérald Maillet) qu’il charge d’une tête d’âne, comme celui qu’elle verra en premier.

Obéron et Puck poursuivent leur œuvre, brouillant les cartes des unions et inversant les amours, car Puck de surcroit se trompe et sème le trouble. La nuit est de grande confusion et les couples d’origine se défont, garantissant étonnement et colères au réveil : Lysandre et Hermia (Jackee Toto et Sabrina Ouazani) dont le père, Égée (Stéphane Krähenbühl) s’opposait à l’union et qui les avait poussés à s’enfuir dans la forêt, Démétrius (Jauris Casanova), convoité par Égée pour sa fille et Héléna son amoureuse (Élodie Bouchez). Une série de quiproquos qui participe au comique de la pièce.

© Nadége Le Lezec

Les artisans-acteurs se métamorphosent en Pyrame et Thisbé pour la pièce éponyme, qu’ils vont interpréter, rendant un hommage au théâtre dans le théâtre et que François Regnault a traduit en alexandrins. Peter Quince, charpentier, la met en scène ; Thomas Snout, chaudronnier, tient le rôle du mur ; Il y a aussi l’arrivée de la lune et du lion. On entre dans le burlesque

La pièce offre un matériau idéal à la fantaisie et à l’invention d’espaces oniriques permettant de traduire le rêve, l’illusion, le détournement des sentiments et le vol de la conscience. La scénographie est flamboyante (Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota) tout juste inquiétante, composée d’arbres immenses et blancs qui s’élèvent au plus haut et dont on perd la cime. Lumières, costumes, tout contribue au trouble et à la magie, dans un univers dont la vision sur la relation de couple est sombre, car le doute s’installe et la croyance s’en trouve fortement ébranlée. À l’espace des fantasmes qu’est celui de la nuit, pleine de songes et de rêves, l’espace du désordre et de la réalité, le jour.

© Jean-Louis Fernandez

Emmanuel Demarcy-Mota utilise toute la ressource du Théâtre de la Ville rénové, les elfes sortent des trappes comme s’ils naissaient de la mousse et Titania vole dans les airs. Le metteur en scène mélange les genres et met en vis-à-vis le monde des amoureux, celui des fées et celui des artisans dans une tonalité crépusculaire digne de la mythologie celtique. La nature dans laquelle il nous plonge est fascination, les acteurs et actrices accompagnent le mouvement avec justesse et passion, nous faisant traverser l’effrayant et le burlesque dans un baroque flamboyant.

Brigitte Rémer, le 23 février 2024

Avec la troupe du Théâtre de la Ville Élodie Bouchez, Héléna – Sabrina Ouazani, Hermia – Jauris Casanova, Démétrius – Jackee Toto, Lysandre – Valérie Dashwood, Titania – Philippe Demarle, Obéron – Edouard Eftimakis, Puck, Hippolyte, Fée – Ilona Astoul,  Puck, Fée – Mélissa Polonie,  Puck, Fée – Gérald Maillet, Bottom – Sandra Faure, Quince – Gaëlle Guillou, Starveling, Fée – Ludovic Parfait Goma, Snout, Fée – Stéphane Krähenbühl, Flûte, Egée, Fée – Marie-France Alvarez, Thésée. Assistante à la mise en scène Julie Peigné, assistée de Judith Gottesman – scénographie Natacha le Guen de Kerneizon, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, assisté de Thomas Falinower – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès – vidéo Renaud Rubiano – son Flavien Gaudon – maquillage et coiffures Catherine Nicolas – accessoiristes Erik Jourdil – coiffes et couronnes Laetitia Mirault.

Du 16 janvier au 10 février 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, auThéâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site www. theatredelaville-paris.com

L’Oiseau de Prométhée

© Vincent Muteau

Mise en scène Camille Trouvé et Brice Berthoud – écriture Chrístos Chryssópoulos avec les co-metteurs en scène – traduction Anne-Laure Brisac – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/scène nationale du Val-de-Marne.

Pour avoir dérobé le feu sacré de l’Olympe et en faire don aux humains, Zeus condamne Prométhée à être cloué à un rocher, sur le mont Caucase. Chaque jour un vautour lui dévore le foie, chaque nuit il renaît. Première strate du récit dans L’Oiseau de Prométhée à partir du caractère tragique du mythe, parabole évoquant la justice sociale et la répartition des biens.

À l’autre bout du temps, au milieu des années 2010, seconde strate du récit : la duperie des comptes publics par le bilan politique de la crise grecque dans les années Tsipras. Chef de l’opposition officielle dans ces années-là, nommé Premier ministre en janvier 2015, Tsipras fait des va-et-vient avec la prise de pouvoir – démission puis reconquête – organisant un référendum sur la dette publique grecque pour contrer les économies souterraines, avant de signer un accord avec les créanciers de la Grèce, mettant à mal l’identité et la fierté nationales d’un peuple. À la table des négociations, les politiques, représentés par des bustes et masques en papier mâché : Giórgos Papandréou, Christine Lagarde, Michel Sapin, Angela Merkel, d’un côté face à Prométhée et aux dieux d’un autre côté. Plus tard, autour de la table, le premier ministre grec Aléxis Tsípras, et son ministre de l’économie, Yánis Varoufákis, refusent de nouvelles mesures d’austérité, au risque de tout perdre.

© Vincent Muteau

La troisième strate se passe en 2023 autour de retrouvailles entre amis franco-grecs dont les idées, quinze ans plus tard et après le chaos politique de l’époque, divergent. Le décor grec est planté dans une imposante scénographie au cœur de la ville, comme une agora (signée Brice Berthoud, Maxime Boulanger et Adèle Romieu). Côté cour, un praticable sur lequel quelques spectateurs prennent place, au plus près des acteurs, côté jardin, la buvette tenue par les Parques. Sur les toits, le domaine de Prométhée et du vautour. Au centre, la table du banquet. Les bougies orthodoxes au début du spectacle donnent le contexte.

Dans la mythologie, les Parques sont trois sœurs, nommées Nona, Decima et Morta pour les Romains ; les Moires en grec, connues sous les noms de Clotho, Lachésis et Atropos. Elles portaient des couronnes faites de narcisses, de branches de chêne vert, ou d’or. La première est la fileuse, elle fabrique et tient le fil des destinées humaines ; la seconde, dont le nom fait référence à la répartition, déroule le fil et le met sur le fuseau. La troisième, l’inflexible, coupe le fil qui mesure la durée de la vie de chaque mortel. Les trois Parques de L’Oiseau de Prométhée s’inscrivent dans un registre léger et comique, elles papotent et s’affairent à la buvette dont elles ont la charge, sorte de taverne d’Ali-Baba. Elles portent des masques de papier, technique privilégiée de la compagnie Les Anges au plafond.

© Vincent Muteau

On va et vient d’un temps à l’autre et d’une histoire à l’autre sans trop de cohésion et le temps se dilue. De loin en loin un funambule traverse le plateau (Olivier Roustan), expression de l’équilibre instable du pays ? Prométhée et le vautour appartiennent au domaine de la fabrication savante de marionnettes. Esthétiquement c’est très réussi. Souleymane Sylla en est la voix, portant une veste dorée, il en fait brillamment récit au micro.  La musique conduit l’Oiseau dans les rythmes du Rebetiko, cette forme d’expression musicale populaire grecque qui rhizome entre différentes influences (composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis).

Pourtant quelque chose ne fonctionne pas du côté de la dramaturgie et du texte, étiré entre la mythologie, la crise économique de 2010 en Grèce et les conversations basiques de la bande des ex-amis. Entre les acteurs et la partie mythologie-marionnettes quelque chose ne prend pas et l’on est balloté entre différents registres de langue qui ne s’emboîtent guère, passant d’une planète à l’autre sans raccord.

© Fabrice Robin

Le texte est signé des co-metteurs en scène, Camille Trouvé et Brice Berthoud et du romancier, essayiste et traducteur grec Chrístos Chryssópoulos qui, à travers ses écritures, enquête sur sa ville, Athènes. Il a publié un certain nombre d’ouvrages dont La Destruction du Parthénon en 2012, qui ouvre des champs de réflexion sur l’art et la ville, l’Histoire et l’identité ; Terre de colère en 2015, où il pose le constat de l’incommunicabilité dans une société de surveillance, entre ceux qui possèdent la parole et ceux qui ne la possèdent pas et où grandit la colère ; Athènes-Disjonction en 2016 où face à trente-cinq photographies il écrit trente-cinq textes dans lesquels l’inquiétude côtoie l’admiration pour sa ville, secrète et blessée. À croiser trop de regards pour les nécessités du plateau le texte devient syncrétisme, brouillant les pistes et perdant en intensité.

Fondée en 2000 de la rencontre entre Camille Trouvé – qui s’est notamment formée à l’art de la marionnette à Glasgow et se reconnaît pour maître le metteur en scène et scénographe italien Fabrizio Montecchi – et  Brice Berthoud – circassien de formation, notamment fil-de-fériste et jongleur – la compagnie Les Anges au Plafond a présenté une quinzaine de spectacles où se mêlent poétique et politique : pour mémoire, Les mains de Camille ou le temps de l’oubli, sur le destin tragique de Camille Claudel, où l’on entrait dans l’intimité de l’atelier de la sculptrice, le carnaval de la vie à travers Le Bal marionnettique, la descente aux enfers d’un homme dans Le Horlà, et la Grèce à l’honneur à travers Une Antigone de papier et Au fil d’Œdipe. Depuis octobre 2021, les metteurs en scène co-dirigent le Centre dramatique national de Normandie-Rouen, et développent un projet à vocation transdisciplinaire.

Ècartelé entre le banquet des hommes et des dieux et la table des négociations politiques nettement moins onirique, l’Oiseau de Prométhée est brillant du côté de la fabrication et de la manipulation des marionnettes et des visions plastiques proposées. Il l’est moins du côté de l’Histoire en pièce et du grand-écart entre les temps dans lesquels le spectateur cherche sa route sans trop de conviction. Un spectacle à tire-d’aile où, comme dans L’Albatros de Baudelaire, « ses ailes de géant l’empêchent de marcher… «

Brigitte Rémer, le 20 février 2024

Avec – autour de la table :  Rhiannon Morgan, Victoire Goupil, Souleymane Sylla, Achille Sauloup – marionnettiste Christelle Ferreira – sur le fil Olivier Roustan – complicité artistique et poétique Jonas Coutancier – composition musicale et interprétation live Stéphane Tsapis – dramaturgie Saskia Berthod – économiste de référence Romain Zolla – création marionnettes et univers plastique Amélie Madeline, Séverine Thiébault, Camille Trouvé, Jonas Coutancier, Magali Rousseau avec l’aide de Caroline Dubuisson – scénographie Brice Berthoud avec Maxime Boulanger et Adèle Romieu – patines Vincent Croguennec avec l’aide d’Alexa Pinaud – création costumes Séverine Thiébault – direction et composition musicale Emmanuel Trouvé – création et régie lumière Louis de Pasquale – création et régie son Tania Volke – création vidéo Jonas Coutancier – régie Générale Adèle Romieu – régie Plateau Philippe Desmulie en alternance avec Yvan Bernardet – construction des décors : Les ateliers de la maison de la Culture/scène nationale de Bourges et Salem Ben Belkacem – production : Centre dramatique national de Norùandie/Rouen – Les Anges au plafond.

Vu le 8 février 2024, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets/CDN du Val-de-Marne, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com. En tournée : 21 et 22 février, Maison de la Culture d’Amiens/Pôle européen de création et de production (80) – 7 et 8 mars Les Passerelles/Scène de Paris, Vallée de la Marne à Pontault-Combault (77) – 21 et 22 mars, Festival Marto Malakoff scène nationale (92) – 26 mars,  Théâtre Paul Eluard ~ Scène conventionnée d’intérêt national art et création pour la diversité linguistique | Choisy-le-Roi (94) – 3 et 4 avril La Comédie de Caen/CDN de Normandie et Le Sablier/Centre National de la Marionnette à Hérouville-Saint-Clair (14). Site : www.lesangesauplafond.fr

Au bord de la guerre – Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv

© Artem Galkim

Film documentaire de Duccio Bellugi-Vanuccini et Thomas Briat – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – Avec la participation de France Télévisions.

Espoir, Vie, Art, Solidarité, sont les mots-clés de cette École nomade proposée par Ariane Mnouchkine, fondatrice et directrice du Théâtre du Soleil, à Kyiv, en mars 2023, alors que la guerre fait rage en Ukraine. « Nous avons une arme de vie, c’est le théâtre » dit-elle. La metteuse en scène a toujours mêlé création et transmission, réalisation et apprentissage. Une quinzaine d’acteurs de sa troupe ont librement choisi de l’accompagner, elle leur explique le projet.

Le film les montre à leur arrivée. Ariane explique la procédure de descente aux abris, en cas d’alerte. La troupe a rendez-vous au Théâtre de l’Opéra de la Jeunesse, à Kyiv avec une centaine de comédiens ukrainiens de tous âges, amateurs ou professionnels, élèves du Conservatoire d’État de Kyiv ou conservatoires d’autres villes, autour de la notion d’improvisation. Pendant douze jours, ils ont partagé cette aventure artistique et humaine unique, dans l’engagement politique et artistique d’Ariane Mnouchkine, comme elle l’a fait tout au long de sa carrière et de sa vie : « La démocratie doit être défendue, les Ukrainiens doivent se défendre. S’ils perdent, nous perdons » dit-elle.

© Artem Galkim

Elle accueille les comédiens ukrainiens en déclarant : « J’espère qu’on va devenir une île de joie, de confiance, de partage » et elle définit l’École nomade comme « le partage d’une pratique, un lieu où danser de l’intérieur. » Les acteurs sourient. Et Ariane lance le jeu. Elle propose trois musiques et demande d’imaginer des situations. Armée d’un micro, elle est au pupitre et intervient avec force, cherche à convaincre, propose des directions, demande à refaire. « Cherche le petit pour trouver le grand » suggère-t-elle.

Des discussions autour des actions et scènes proposées s’engagent. La traductrice s’active. Ariane est aux aguets. « Comment êtes-vous devenu acteurs ? » demande-t-on à un comédien du Soleil. Et il explique Kaboul, Pondichéry, la rencontre avec le travail d’Ariane. « Jouer c’est recevoir » dit-elle. « Cette rencontre avec vous nous donne beaucoup d’espoir » enchaîne une Ukrainienne. On les suit séance après séance créant des situations, construisant des scénarios, s’apostrophant, mettant le corps en action. La guerre est en sous-teinte dans toutes les propositions et beaucoup font face à des sentiments contradictoires. « Je suis un peu perdue » dit une jeune femme, « la haine, l’amour… »

© Artem Galkim

Dans les pauses, c’est sur leur vie en temps de guerre que s’expriment les comédiens. Pour l’une, « la guerre c’est la douleur. Tout est mélangé. » Une autre explique le difficile au revoir à sa mère, restée avec sa grand-mère qui ne marche plus. Rozlan revient de la ligne de front, près de Doniesk. L’une raconte les ateliers de couture auxquels elle participe pour fabriquer les uniformes destinés aux soldats. « Avec Le bruit des sirènes…j’ai arrêté de penser » dit un autre. À la question « Quel sens a le théâtre en temps de guerre ? » vient la réponse : « Se sentir vivant. »

« Beaucoup de gens qui faisaient un métier artistique sont partis sur le front. Ils ont profondément changé. Au retour ils ne savent plus qui ils sont. » Et ils reparlent de Maïdan, ce soulèvement en 2014, leur président parti vers la Russie, eux, tournés vers l’Europe. « Les soldats sont sur le front, nous, par le théâtre, on bâtit la nouvelle Ukraine. » Les improvisations s’élaborent, s’approfondissent. C’est la découverte d’autres méthodes de travail qui les capte loin de Stanislawski, leur maître unique. « On travaille sans connaître la fin » dit l’une d’entre elles. Ariane les pousse dans leurs retranchements et demande de travailler l’opposition, la dérision, la contradiction. « Qu’est-ce que vous avez senti ? » demande-t-elle ensuite à un groupe, agressé. A les voir sur le plateau on se demande où ils puisent encore leur énergie.

© Artem Galkim

Des images du désastre de la guerre sont montrées sans complaisance dans le film. La musique est sensible. « Après la victoire on recommencera » dit un comédien. « Vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indestructible » rassure Ariane. La définition qu’elle avait donné du comédien lors d’une rencontre avec des étudiants, en France, est très éclairante : « Un comédien, comme tout artiste, est un explorateur ; c’est quelqu’un qui, armé ou désarmé, plus souvent désarmé qu’armé, s’avance dans un tunnel très long, très profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un mineur, ramène des cailloux : parmi ces cailloux, il va devoir trouver le diamant et surtout le tailler. »

Vient la fin de ce temps de partage, les petits signes et cadeaux échangés, les chants ukrainiens, offerts, les remerciements, profonds. Le discours final d’Ariane, très émue… « On se reverra, ici ou là » dit-elle. Douze jours de partage et vibrations. Cinquante-neuf minutes de film, belles et généreuses. Deux ans de guerre, aujourd’hui même.

Brigitte Rémer, le 24 février 2024.

© Artem Galkim

Documentaire (2023, inédit) – durée 59 min – Un film écrit et réalisé par Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat – Image Thomas Briat et Duccio Bellugi-Vannuccini – Montage Pierre Haberer – Musique originale Eric Daniel, Arnaud de Boisfleury,  Carlos Bernardo – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – avec la participation de France Télévisions.

Ce documentaire a été diffusé vendredi 16 février 2024 sur France 5 – à voir et à revoir sur www.france.tv

Mr. Slapstick

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin – interprétation Pedro Pauwels – dans le cadre du Festival Faits d’hiver, à Micadanses.

© DR P. Pauwels

On ne sait d’où il arrive, ni où il court, s’il est poursuivi ou s’il poursuit, s’il a peur ou s’il fait peur. Il saute deux vagues de lumières intermittentes, traverse la diagonale du plateau comme celle du fou, à toute allure, se suspend, disparaît en coulisses avant de ré-apparaitre glissant à petits pas, mains dans les poches, là où on ne l’attend pas.

Pedro Pauwels est M. Slapstick, d’un mot qui se traduit par genre comique, traditionnellement basé sur la chute et le burlesque, et qui pourrait évoquer la Commedia dell’arte. Il en a la ruse et l’ingéniosité, il en a la distance et pose les pieds dans les pas de Buster Keaton, star du cinéma muet des années 20, avec le sérieux d’un pape.

Pedro Pauwels et Jean Gaudin ont chorégraphié la pièce à quatre mains, Pauwels l’interprète. Il ne cherche à aucun moment la copie du grand archétype du burlesque mais crée avec grâce et maîtrise son propre personnage en une écriture singulière au plateau. Comme Keaton, il est l’homme qui ne rit jamais et se plait à nous surprendre. Il se présente souvent de dos, comme s’il regardait avec nous, spectateurs, un film sur un écran qui n’existe pas. On est dans l’illusion la plus pure. Il regarde. Il rêve.

À l’avant-centre de la scène, une chaise d’or nous tourne aussi le dos. Objet tabou ou bien objet sacré, le danseur la tient à distance ne lui lançant pas même un regard. Toute la dramaturgie consiste en l’approche de cet infranchissable objet/obstacle qu’il finira par effleurer, chevaucher puis haranguer avec vigueur, à la fin de la pièce.

Le plateau est magnifiquement épuré, les lumières traduisent une ambiance en noir et blanc avec laquelle Pedro Pauwels joue, parfois dedans parfois dehors, comme il joue avec la musique au cœur de laquelle il est aussi le chef d’orchestre. Il dialogue avec l’espace, debout, ou dansant au sol entre jeux de jambe et glissements, avec accélérations et décélérations. Il cultive le déséquilibre, rampe, comme sur ressorts, devient quelques instants automate, s’évade par quelques pas feutrés latéraux, reprend de face les gestes qu’il a esquissés de dos. Il a des déhanchés à nul autre pareil et se disloque.

Pedro Pauwels a créé sa compagnie en 1991 après avoir été formé au Centre de danse international Rosella Hightower à Cannes et avoir intégré le Jeune Ballet international de Cannes. Il a rencontré de grands noms de la danse comme Dominique Bagouet, Mathilde Monnier, Peter Goss et bien d’autres et il a créé de nombreuses pièces de styles très divers. Sa pièce emblématique, « Cygn etc… » inspiré de La Mort du cygne, chorégraphiée par neuf artistes en 2000, tourne toujours.

© DR P. Pauwels

Il crée aujourd’hui et interprète un M. Slapstick des plus expressifs, personnage introverti mais téméraire, un peu fou, un peu clown, flottant dans l’absurde, en lutte contre l’ombre d’une chaise, son combat avec l’ange. Il a l’art de la discordance, de la désarticulation et de la désynchronisation, passe de rythme à contre-rythme et de pause à arrêt. Sa belle énergie le mène d’un humour pince-sans rire aux frontières de la tragédie, comme Keaton dans les films où il se dédouble et qui sont aussi du théâtre et de la danse.

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin, interprétation Pedro Pauwels – regard artistique Marcos Malavia – création lumière Emmanuelle Staüble – scénographie Jean Gaudin et Pedro Pauwels – création costumes Pedro Pauwels – production Association Pepau.

 

Vu le 7 février 2024, à Micadanses-Paris, 20 rue Geoffroy Lasnier. 74004 – métro : Pont-Marie. – site : www.faitsdhiver.com

Brigitte Rémer, le 19 février 2024

Light Will Win / La lumière l’emportera

Victor Sydorenko Forced disorientation (the Flashes of Black Earth series) © br

L’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a présenté – lors de la 120ème édition du Salon d’Automne qui s’est tenue du 18 au 21 janvier 2024 à la Grande Halle de La Villette – les œuvres d’artistes ukrainiens pendant la guerre sous le titre La lumière l’emportera. Natalia Shpytkovska en est la commissaire.

Dans une guerre qui engage la sécurité de l’Europe et du monde et l’agression de la Russie en Ukraine depuis maintenant deux ans, la puissance de l’Art et de la Culture est réaffirmée par le Président de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine, Victor Sydorenko, dans un texte intitulé Inspired by the Victory/Inspiré par la victoire, qui a valeur de Manifeste : « C’est la culture et l’art, en tant que motivations fondamentales de la défense de l’État et moyens d’assurer la capacité de défense spirituelle de l’Ukraine, tout autant que les armes, qui constituent un tandem nécessaire pour témoigner du caractère unique de la place de l’Ukraine dans le monde, de sa capacité à résister aux influences et ingérences extérieures. Nous croyons que la lumière va gagner ! »

Oleksandr Dubovik, Apocalypse (peintures) et Andriy Bokotey Kidnapped (Defender) (sculpture) © br

Une délégation représentant 16 artistes de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a été reçue lors de cette édition du Salon d’Automne. Leurs œuvres présentées mêlent les travaux d’artistes renommés et ceux de jeunes artistes dont le travail est en lien avec la violence de la guerre. Ces artistes continuent de créer et de soutenir l’esprit de la nation ukrainienne. Elles sont signées de : Andriy Bokotey, Yuriy Vakulenko, Oleksandr Dubovik, Dmytro Kozatskyi, Anatoliy Kryvolap, Kateryna Lisova, Pavlo Makov, Liubomir Medvid, Anatoliy Melnyk, Serhiy Mykhalchuk, Anastasiia Podervianska, Mykhailo Rai, Sergei Sviatchenko, Victor Sydorenko, Tiberiy Szilvashi, Maryna Skugareva, Oleg Tistol.

Natalia Shpytkovska, commissaire de l’exposition a cherché les oeuvres qui montraient les pensées et les espoirs de chacun, pour redonner des forces à tous, et pour que l’esprit de l’Ukraine demeure, à travers l’art et la lumière, et Victor Sydorenko, s’est exprimé sur le sujet en donnant une conférence.

C’est par le soutien de Lady Dewi Sukarno, née à Tokyo et femme du président Sukarno – elle qui a connu la guerre et quarante ans d’exil, et qui a fondé en 2005 Earth Aid Society Foundation – que les œuvres ukrainiennes ont pu transiter par Paris et être accrochées au Salon d’Automne. Une superbe initiative, comme toute celles qui permettent d’affirmer haut et fort l’identité ukrainienne.

Victor Sydorenko, An inside look or metamorphosis of reality © br

L’art d’aujourd’hui en quête de sens et de valeur, se traduit directement dans les réalisations contemporaines qu’on peut voir au Salon d’Automne. Light Will Win témoigne d’un art engagé et tourné vers le monde, et l’Ukraine de demain inscrit ses blessures dans la mémoire collective, alors même que la guerre se poursuit.

Brigitte Rémer, le 16 février 2024

Light Will Win, au Salon d’Automne, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 site : lavillette.com

Official message from the President of the NAA of Ukraine/ Académie Nationale des Arts d’Ukraine : https://advisory.artcult.org.ua/the-light-will-win/#custom-3 -: https://www.salon-automne.com/fr

Farben

Spectacle pour marionnettes, ombres et dramaturgie sonore – texte Mathieu Bertholet – mise en scène Cécile Givernet et Vincent Munsch, Compagnie Espace Blanc – au Théâtre Le Mouffetard.

© Simon Gosselin

1er mai 1915. Un coup de feu claque. Sur le gazon frais d’une villa apparemment paisible le sang se mêle à l’eau. Clara Immerwahr met fin à ses jours, elle a quarante-quatre ans. Elle fait récit de son histoire en même temps qu’elle permet d’entrer dans l’Histoire, en remontant le temps. On suit les mouvements et couleurs de sa mémoire, les pages du calendrier accroché au ciel du théâtre s’effeuillent une à une, et s’envolent au vent.

1889, à Breslau, capitale de la Silésie alors rattachée au royaume de Prusse – actuelle Wroclaw, en Pologne -. On suit le destin de Clara Immerwahr, charmante et talentueuse jeune femme alors âgée de dix-neuf ans, passionnée de chimie. Elle raconte sa jeunesse, heureuse, les cours de danse, les expériences sur le soufre qu’elle fait toute jeune chez son oncle et sa tante, sa passion pour la recherche – le soufre, à la fois réparateur de l’ADN et nécessaire à la fabrication des tissus conjonctifs, à la fois particulièrement toxique et entrainant la mort par œdème pulmonaire -, sa rencontre avec un brillant chimiste âgé de dix-huit ans, Fritz Haber, juif allemand comme elle, alors qu’elle en a quinze et qu’elle épousera plus tard, en 1901. Son destin est tracé, elle sera chercheuse, elle est d’ailleurs la première femme à recevoir un doctorat de l’université de Breslau, le spectacle la montre passionnée, forcenée même de chimie, marchant dans la neige pour aller prendre ses cours à l’Université.

© Simon Gosselin

On suit l’évolution de leurs découvertes, la contribution de Clara aux travaux de son ambitieux époux, sans reconnaissance, ou plutôt sa mise à l’écart et la manière dont il la gomma du paysage de la recherche, dès 1902. Cette année-là, elle met au monde leur fils, Hermann, après une grossesse difficile et la nécessité de rester plus disponible à l’enfant. La pression sociale aidant, officiellement, elle disparaît des radars. Philosophiquement et moralement, Clara se positionne à l’opposé des expériences de Fritz Haber qui devient un fervent partisan de l’effort militaire allemand et joue un rôle important dans le développement des armes chimiques. Elle, n’a pour objectif, que de mettre la science au service de l’humanité et fait l’impossible pour le dissuader de poursuivre ses recherches dans cette direction, qu’elle juge criminelle et contraire à toute éthique scientifique. Au nom des intérêts supérieurs de son pays, Fritz n’entend pas et teste ses gaz toxiques pour la première fois en Flandres, le 22 avril 1915 pendant la Première Guerre mondiale. À son retour, le 1er mai 1915, elle prend dans sa poche le pistolet de service et le retourne contre elle – version officielle, et sans autopsie -. Retour sur la première image du spectacle.

© Simon Gosselin

La pièce de Mathieu Bertholet – qui n’en est pas à son coup d’essai dans son rapport à l’Histoire – se compose de cent-vingt-quatre scènes courtes. Il construit la biographie fragmentaire de Clara Immerwahr en entremêlant différents niveaux de lecture, émaillés de séquences complémentaires qu’il appelle Miniatures et qui peuvent s’ajouter ou non à la mise en scène. Cécile Givernet et Vincent Munsch, les co-metteurs en scène, en ont intégré une dans leur dramaturgie, La litanie. On y trouve le décompte des morts ainsi que la liste des drames dus à la science et au progrès technique, au fil du temps. Le passage au plateau de ce texte aux reliefs irréguliers n’est donc pas des plus simples et sa mise en action passe ici par différents médiums : jeu de l’acteur, techniques diverses de marionnettes, petites ou géantes, masques, jeux d’ombres, couleurs et images. Ce qui pourrait être considéré comme des entre-deux appelle d’une part les écritures sonores et musicales magnifiquement travaillées (Vincent Munsch et Kostia Cavalié) entre pièces de piano, bruit des bombes et jets de gaz, donnant du souffle et du rythme à l’ensemble ; cela permet d’autre part le passage d’une technique à l’autre dans l’installation du tableau suivant. On est face à un travail d’horlogerie dans lequel s’inscrivent les acteurs, qui sont à la fois dedans et dehors, et qui orchestrent une multiplicité d’actions.

© Simon Gosselin

La scénographie (signée Jane Joyet) inscrit par ailleurs différents espaces et niveaux par des tables et tréteaux qui se dressent et disparaissent, emportés par les acteurs ; un mur de biais en fond de scène ; un petit castelet à la fenêtre ; l’environnement de l’oncle et de la tante, petites marionnettes de bois finement sculptées, installés sur une table dans un jeu d’échelles intéressant face aux acteurs (réalisation des marionnettes Amélie Madeline) ; l’immense militaire, ombre parmi les ombres de la guerre ; et les lumières (de Corentin Praud) qui renforcent et cisèlent une atmosphère d’inquiétude qui va crescendo. En contrepoint, on entre dans les rêves de Clara qui chevauche les anges et se traduisent en couleurs – Farben, signifiant couleurs -. À l’opposé, la récurrence du masque à gaz inscrit les gaz toxiques et les destructions chimiques, comme fil conducteur de la vie de Fritz et de Clara.

La tonalité du spectacle s’inscrit dans les gris de la guerre et des uniformes, le noir pour les acteurs, (costumes Séverine Thiébault), excellents acteurs qui accompagnent les figurines : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne. Il y a une grande précision et maîtrise, beaucoup de vibrations dans leurs déplacements chorégraphiques ; et les deux protagonistes, interprétant Clara et Fritz sont particulièrement virtuoses dans le glissement entre texte et manipulation. La réalisation de leurs doubles marionnettiques, le cerceau visible de la robe de Clara, la jambe de Fritz laissant apparaître l’armature de la marionnette, donne une lecture possible d’inachevé, comme la vie de Clara, qui s’arrête net.

© Simon Gosselin

Cécile Givernet et Vincent Munsch ont fondé la Compagnie Espace Blanc en 2016 et défendent un travail exigeant avec une attention particulière portée aux écritures contemporaines, mêlant marionnettes, ombres et matériel sonore, recherches visuelles et musicales. Ils ont présenté Médée la Petite en 2017, Adieu Bert en 2018, Hématome(s) en 2020 et Les Quiquoi et le chien moche dont personne ne veut en 2022. Ils co-dirigent depuis 2021 le Théâtre Halle Roublot / Lieu-Compagnie Missionné pour le Compagnonnage, à Fontenay-sous-Bois. Avec Farben, ils nous mènent au coeur d’un récit onirique, avec sensibilité et virtuosité, et nous font traverser différentes temporalités et réalités. Au-delà, ils interrogent la place des femmes dans les sciences, et la responsabilité éthique et sociale des chercheurs, des thèmes encore bien contemporains.

Brigitte Rémer, le 10 février  2024

Avec : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne – scénographie Jane Joyet – marionnettes Amélie Madeline – costumes Séverine Thiébault – univers sonore : Vincent Munsch et Kostia Cavalié – création lumière Corentin Praud – régie son Kostia Cavalié – onstruction décor ESAT Plaisir, Vincent Munsch, Corentin Praud, Jane Joyet. Production Théâtre Halle Roublot / Cie Espace Blanc – coproductions : Théâtre Jean-François Voguet – Fontenay-sous-Bois / Théâtre à la Coque – CNMa / Théâtre de Laval CNMa / Le Mouffetard – CNMa, Festival Marto. En tournée : 1er février et 2 février 2024 à 20h, à Fontenay-en-Scènes / Théâtre Jean-François Voguet de Fontenay-sous- Bois – 11 mars 2024, Théâtre Jean Arp, à Clamart, dans le cadre du Festival MARTOFarben, de Mathieu Bertholet, est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 17 au 27 janvier 2024 à 20h, le samedi à 18h, dimanche à 17h (+ une représentation à 14h30 jeudi 18 janvier) – Théâtre Le Mouffetard / Centre national de la Marionnette, 73 rue Mouffetard. 75005. Paris – métro : ligne 7 Place Monge, ligne 10 Cardinal Lemoine – tél. : 01 84 79 44 44 – site : www.lemouffetard.com

Cellule

Conception, danse, texte et images, Nach – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver.

© Dainius Putinas

Dans sa famille on dansait beaucoup, ne serait-ce que pour rendre les difficultés de la vie plus supportables, et même joyeuses. Anne-Marie Van, de son nom de scène Nach, est née à la danse par ses expériences : familiale, de la pratique du krump – un mouvement né dans les quartiers pauvres de Los Angeles dans les années 2000, qu’elle a pratiqué sur le parvis de l’Opéra de Lyon et sur les toits de la porte de Montreuil – par les rencontres et les influences dont elle s’est nourrie. Elle a un jour osé franchir le pas en montant sur scène et développe aujourd’hui un vocabulaire très personnel.

La rencontre avec Heddy Maalem avec qui elle a dansé dans Éloge du puissant royaume puis dans Nigra sum, Pulchra es, et dans un solo écrit pour elle d’après Le Cantique des cantiques, puis l’admiration de Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe, pionnière de la danse hip-hop, lui ont donné le courage de se lancer, seule, et la conviction qu’elle pouvait trouver sa place dans la galaxie chorégraphique. Heddy Maalem l’a vivement encouragée. Nach s’est aussi nourrie d’autres influences qui lui ont permis de trouver sa propre inspiration, elle évoque entre autres un clip des Chemical Brothers, Galvanise, ainsi que le film Rize, de David Lachapelle qui par sa danse hyper puissante évoque pour elle les rituels haïtiens.

© Dainius Putinas

Ouverte sur les arts graphique, visuel et poétique, elle communique dans la danse ses sensations et vibrations avec un grand art du contraste et de la rupture. Ses formations sont multiples, de l’école de la rue à l’école de la vie à travers une sensibilité et une réflexion qui la poussent à avancer se sont mêlées des expérience et recherches qu’elle a menées jusqu’au Japon où elle fut en résidence un temps à la Villa Kujoyama. Les danseurs de butô l’ont fascinée ainsi que l’univers photographique d’Antoine d’Agata autour de la drogue et du sexe, et les photographies en noir et blanc de Francesca Woodman, artiste à la courte vie dont l’œuvre oscillait entre rêve et cauchemar.

La multiplicité de ces rencontres et de ces influences a pétri l’expression de Nach, qui a pris son destin en mains. Cellule est son premier solo, créé en 2017, inspiré du court-métrage Ai (Love) de Takahiko Iimura, un film poème qui ouvre sur la sensualité du corps, sujet qu’elle reprend, ainsi que les concepts de désir et d’indomptabilité. Car elle se reconnaît avant tout dans un autre concept, celui de guerrière, issu du mouvement krump et qui indique le moment où on entre dans le cercle pour affronter l’autre.

© Dainius Putinas

Cellule s’ouvre sur des photos argentiques de sa communauté qu’elle avait prises, avant qu’elle n’apparaisse dans le silence de panneaux qui s’ouvrent et lui offrent le passage. Elle propose une méditation sur la place qu’on assigne à chacun et qui crée comme un enfermement, une clôture. Elle tape les rythmes, s’éclaire à la lueur d’une lampe de poche et provoque des jeux d’ombre, fabrique des écritures, projette des images où elle danse nue.

Plus tard elle sculpte l’espace rougi d’un incendie, s’accompagne de chants spirituals, puis d’une partition de piano, sublime, danse au sol. Elle écrit son spectacle qu’elle maitrise magnifiquement, invente des gestuelles autour du vêtement, lance les bras, joue des mains, prend  des pauses-photos élaborées.

Les mots-clés qui la caractérisent sont énergie, engagement, rythme, expressivité, identités multiples. Pour preuve ce solo, Capture, qui ouvre vers un langage du corps très personnel et flamboyant.

Brigitte Rémer, le 12 février 2024

Conception, danse, texte et images Nach – création lumière et décors Emmanuel Tussore – régie générale et régie son Vincent Hoppe – construction décors Boris Munger et Jean-Alain Van – production, diffusion et administration Alice Fabbri Valérie Pouleau

Vendredi 26 janvier à 20h30, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 18h30, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

The Power (of) the Fragile

Chorégraphie Mohamed Toubakri – interprétation Mimouna (Latifa) Khamessi et Mohamed Toubakri – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver,

© Christian Tandberg

Dans The Power (of) the Fragile, un homme et une femme arrivent de la salle en discutant tranquillement entre eux, en arabe tunisien. Ils poursuivent leur chemin, montent sur scène en continuant leur conversation d’une façon très détendue. Mohamed Toubakri fait visiter le théâtre à une apprentie danseuse et lui détaille tous les équipements en traduisant les mots techniques du fonctionnement du plateau : projecteurs, fils, son, coulisse, etc. Cette apprentie-danseuse n’est autre que Latifa, sa mère, et la transmission se fait ici en sens inverse, du plus jeune à la plus âgée. Débute l’atelier dans lequel elle ébauche un geste, attentive et tendue vers la démonstration, puis un second mouvement, fragile encore. Elle s’initie aux positions et aux figures, et capte tout, se positionne au centre, dans un rond de lumière, sa présence est belle et chargée. Puis elle se lance dans des enchaînements et entre dans la danse avec un pas de deux. Son fils-pygmalion, son guide, assure les portés. La musique les accompagne.

© Christian Tandberg

Derrière la rencontre entre la mère et le fils, singulière en soi, qu’ils réalisent avec une grande simplicité et beaucoup de tendresse, Mohamed Toubakri raconte le parcours et le fondement de sa démarche : Latifa a toujours voulu être danseuse, c’était son rêve d’enfance, il l’a su il y a une huitaine d’années seulement, lui qui s’était adonné au breakdance dès l’âge de douze ans avant de se former à l’Académie Internationale de la Danse à Paris, puis dans l’école que dirige Anne Teresa De Keersmaeker, P.A.R.T.S., à Bruxelles. Il a travaillé avec de grands chorégraphes, dont Jan Lauwers et Sidi Larbi Cherkaoui. Quand il a pu inviter sa mère à venir travailler avec lui, après sa naturalisation belge, en 2018, il lui a offert ce à quoi elle n’avait jamais pu s’autoriser dans la société tunisienne, se chercher dans la danse et trouver ses espaces de liberté, il lui a proposé un contrat de travail, pour danser. C’est un geste politique en même temps qu’un geste de tendresse.

Huit semaines pour monter cette pièce est un temps court. Mohamed Toubakri explique : « j’ai été confronté au fait que ma mère montait sur scène pour la première fois. Quand nous nous mettons à danser, nous ne parlons pas le même langage, j’ai donc dû déconstruire ma façon de communiquer et de transmettre, retourner aux fondamentaux sans pour autant simplifier. » De plus au sein de l’équipe il est le lien, faisant fonction de traducteur du tunisien au français et vice versa autant que faire se peut.

© Christian Tandberg

On est donc face à une pièce atypique, entre la virtuosité du danseur dans l’exigence de son art et la fragilité d’une danseuse non-professionnelle loin des normes de la danse, et dont il raconte l’histoire. La rencontre fonctionne magnifiquement et les deux mondes s’approchent dans la bienveillance et le plaisir d’être là. La chute du spectacle est inattendue et pleine d’humour, elle transforme l’héroïne en figure totem et sacrée, vierge-mère et grande prêtresse vêtue d’un manteau cérémoniel. On est dans le clin d’œil et le ludique.

L’idée était osée, Mohamed Toukabri l’a développée avec simplicité et dans les moindres vibrations. Dans The Power (of) the Fragile, il abolit les styles et joue de l’intergénérationnel et de l’interculturel. C’est plein de vie et de complicité tendre, c’est un échange privilégié entre un fils et sa mère.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

Concept et chorégraphie Mohamed Toukabri – performance Mimouna (Latifa) Khamessi, Mohamed Toukabri – dramaturgie Diane Fourdrignier – création lumière et scénographie Lies Van Loock – conception sonore et conseil artistique Annalena Fröhlich – coordination technique de la tournée – matthieu Vergez – régie son Paola Pisciottano – costumes Ellada Damianou – recherche et développement Eva Blaute – stagiaire Constant Vandercam.

Vendredi 26 janvier à 19h, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 17h, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

Anna Karénine

Texte Léon Tolstoï – adaptation Rimas Tuminas, Maria Peters – mise en scène Rimas Tuminas, avec le Théâtre Gesher de Tel-Aviv – spectacle en hébreu surtitré en français – au Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux.

©️ Daniel Kaminsky

Né de père russe et de mère lituanienne en 1952, le metteur en scène Rimas Tuminas s’est d’abord formé à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie, puis à l’Académie russe des arts du théâtre de Moscou. De 1979 à 1990 il a travaillé comme metteur en scène au Théâtre national d’art dramatique de Lituanie qu’il a ensuite dirigé de 1994 à 1999, a fondé le Théâtre Maly à Vilnius en 1990 et dirigé le Théâtre Vakhtangov de Moscou de 2007 à 2022. Rimas Tuminas a quitté Moscou quelques jours après la déclaration de guerre avec l’Ukraine, marquant ainsi son désaccord et n’a pu rester en Lituanie, son pays menaçant de fermer son théâtre, en représailles à son long séjour en Russie. Contraint à l’exil, il est parti pour Tel-Aviv où une autre guerre l’a rattrapé. C’est avec neuf acteurs/actrices du Théâtre Gesher de cette ville, eux-mêmes marqués par des liens étroits avec la culture russe, qu’il a mis en scène Anna Karénine dans une vibrante transcription de l’esprit et de l’âme russes, à travers une esthétique très épurée.

©️ Daniel Kaminsky

Grande fresque de la littérature russe, le roman de Tolstoï fut publié en 1877, d’abord sous forme de feuilleton. Dans un entrecroisement de couples et l’expression de l’ambivalence des relations et des sentiments humains, se tisse la tragédie : Anna Karénine, mère d’un jeune garçon, Serioja, délaisse son époux Alexeï Karénine, membre éminent du ministère et s’amourache du comte Alexeï Vronski, séduisant jeune officier. Ensemble, ils décident de fuir à l’étranger et partent en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette l’abandon de sa carrière militaire. De retour en Russie et quittant les conventions de la haute société russe, Anna et Vronski vivent en marge, ce qui suscite autour d’eux à la fois admiration et réprobation. Elle, met au monde une petite fille et fait face à des problèmes de santé. Le mari d’Anna, Alexéï Karénine, lui demande de sauver les apparences en respectant les conventions sociales de base et se plie à de nombreuses concessions face à l’ambiguïté de sa femme, par moments pleine de culpabilité pour l’avoir trahi et pour avoir abandonné leur fils. Autour des protagonistes, deux autres couples : Kitty, une jeune adolescente d’abord amoureuse de Vronski, qui, dans un premier temps éconduit Constantin Lévine, propriétaire terrien aux idées progressistes et solitaire installé à la campagne, avant de prendre conscience de son erreur et de décider de l’épouser quelques, années plus tard. Levine est le porte-parole de l’auteur ; Oblonski, frère d’Anna Karénine symbole de l’oisiveté dans ses vies parallèles, meilleur ami de Lévine et qui deviendra son beau-frère ; son épouse, Dolly Oblonska, mère de sept enfants dont deux sont morts.

©️ Daniel Kaminsky

La théâtralisation d’Anna Karénine, dans l’adaptation et la mise en scène de Rimas Tuminas, passe par une scénographie dépouillée : trois bancs côté jardin, deux chaises de l’autre côté, des costumes en noir et en blanc et des acteurs magnifiquement dirigés. « Il faut faire le vide pour arriver à l’homme » dit le metteur en scène qui précise : « En adaptant Anna Karénine, j’ai soustrait du roman toute forme de moralisme. » On est face à une critique de l’aristocratie russe oisive du XIXème, déconnectée du réel. La séduisante Anna Karénine, femme de feu et passionaria affichant librement sa capacité d’émancipation est ici magnifiquement interprétée par Efrat Ben-Zur. Tout passe par l’intensité du jeu, pour elle comme pour ceux qui l’entourent et son apparente légèreté est entrecoupée d’accès de culpabilité notamment à l’égard de son fils, qu’elle ne voit plus. La naissance d’une petite fille conçue avec Vronski, la fragilise et elle perd pied, jusqu’à l’acte suprême du suicide où elle se jettera sous un train.

©️ Daniel Kaminsky

Anna Karénine est une œuvre romanesque et hybride en même temps que sombre, elle lance de nombreuses pistes et se termine en drame. Rimas Tuminas lui donne une grande puissance et beaucoup de grâce. Reconnu au plan international, le metteur en scène a souvent été primé. Il a présenté à Paris en 2019, Oncle Vania de Tchekhov avec le Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine, que la troupe avait joué à la MC93 Bobigny, en 2014. Le Théâtre Vakhtangov fut un lieu d’excellence théâtrale fondé en 1913 par Evgueny Vakhtangov, metteur en scène, autour d’un groupe de jeunes étudiants qui suivait les cours d’art dramatique du Studio des étudiants et travaillait selon la méthode Stanislawski. Il avait créé cette troupe d’avant-garde, au départ sans feu ni lieu, appelée le troisième studio du Théâtre d’Art qu’il avait installée, quelque temps plus tard, dans un somptueux hôtel particulier situé au 26 rue Arbat. La première pièce présentée fut Le Miracle de Saint-Antoine, de Maurice Maeterlinck.

À son tour, Rimas Tuminas se trouve sans feu ni lieu, ce qui ne l’empêche pas de créer là où on le lui propose. Dans un contexte austère et une économie de moyens, il donne aujourd’hui une lecture d’Anna Karénine empreinte de modernité dans laquelle la mathématique des couples fluctue entre passion et raison. Même si elle semble forte, à travers ses hésitations, le personnage d’Anna s’inscrit dans un clair-obscur plus complexe qu’il n’y paraît. Pour elle le sens de la vie a fini par s’absenter.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

©️ Daniel Kaminsky

Avec les comédiens du Théâtre Gesher de Tel-Aviv : Efrat Ben-Zur, Anna Karénine – Gil Frank, Alexéï Karénine – Miki Leon,  Constantin Lévine – Alon Friedman, Stiva – Avi Azoulay, Alexéï Vronski – Karin Serouya, Dolly – Yuval Yanai, Doron Tavori, Sergeï Lévine, frère de Constantin – Roni Einav, Kitty – Nikita Goldman, Kokh. Scénographie Adomas Jacovskis – costumes Olga Filatova – musique Giedrius Puskunigis – lumière Gleb Filshtinsky – son Michael Vaisburd – chorégraphie Anželika Cholina – assistante mise en scène Katia Sassonskaya – traduction en hébreu, Roy Chen. .

 Du 17 au 28 janvier 2024, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 17h, Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau, 92330. Sceaux – Tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Lichen

Texte Magali Mougel – mise en scène Julien Kosellek – création musicale Ayana Fuentes-Uno – avec Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova – Théâtre Antoine Vitez / Scène d’Ivry.

© Romain Kosellek

La pièce de Magali Mougel est issue d’un temps de résidence passé auprès d’habitants du Pas-de-Calais, en 2017/2018. Répondant à l’invitation de Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier, l’auteure s’est immergée dans les problématiques de la région. Elle s’est installée une semaine par mois dans une maison des cités jardins de Lens, a pris du temps avec les habitants, les a écoutés et regardés, a participé à des rencontres et organisé des ateliers d’écriture. C’est à partir d’une réunion à laquelle elle a pris part sur le thème de la réhabilitation d’un quartier de Lens où trois cabinets d’architectes exposaient leurs projets, qu’elle a construit la pièce, intitulée Lichen, une puissante métaphore de l’écosystème terrestre qui nous plonge dans le sombre et l’humide.

Une jeune fille vit seule avec son père dans le modeste appartement où il est né, dans un quartier qui se dégrade. Lui est chômeur, elle, va à l’école. Face à la pauvreté tous deux se recroquevillent.  La jeune fille rêve de chaleur et de couleurs. Depuis le départ de sa mère, le poster accroché au mur prônant soleil et sable chaud de l’île paradisiaque de Bora Bora lui tient compagnie. « Quand maman reviendra… »  On entre dans la vie de cette famille et dans celle de la cité.

© Romain Kosellek

Dehors les chats se bagarrent, on entend les bruits de la rue et ceux de la cour de récré où les agressions ne sont pas rares, le pépiement d’un oiseau rescapé. Le pigeonnier voisin apporte sa poésie, parfois sa nourriture. Ce quartier oublié, sauf par quelques promoteurs, commence à se vider. Un projet dit pilote, de destruction de certains immeubles pour faire place à de nouveaux bâtiments va chasser les gens les plus modestes d’un quartier qui leur est familier et où ils vivent depuis de nombreuses années. Une chargée de mission zélée vient le présenter au père, qui assiste, impuissant, à cette scène à la fois tragique, cocasse scéniquement et absurde. L’homme est blessé et ne dit mot, il comprend qu’il sera très vite obligé de quitter les lieux auquel sa propre enfance le rattache. La vie l’a rendu taciturne et il s’enfonce dans un désespoir muet tandis que la colère monte chez sa fille. La rencontre avec la mère, venue leur rendre visite, n’arrange pas les choses, elle est houleuse et décevante.

© Romain Kosellek

Sur scène, une estrade sur laquelle se trouve un frigo, une table et deux chaises en formica, le mur où s’affichent les rêves et les dessins d’enfance, deux niveaux de circulation dans un appartement pauvre et exigu qui peut être aussi la cour de récré. La scénographie est épurée (Xavier Hollebecq). Trois comédiennes (Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova) font le récit polyphonique du regard que pose cette jeune fille sur la vie qui va comme elle peut avec son lot d’injustices sociales, de ses sentiments et de ses rêves. Elles sont de manière polymorphe parfois le père, parfois le chœur / cœur des habitants de la cité, faisant face à l’arbitraire : « C’est beau et c’est notre histoire » entend-on. Elles ont une façon virtuose de se rouler dans le relief des mots, de s’enchevêtrer les unes avec les autres, d’enchaîner et de se répondre, avec une grande précision. L’une d’elle, Ayana Fuentes-Uno intervient musicalement et donne rythmes et tempos à l’ensemble. C’est un chœur qui bat avec sensibilité et finesse, sans pathos et qui crée une musicalité douce et lancinante avec la précision d’un choeur grec.

© Romain Kosellek

« Je n’ai plus que ça » dit le père, exprimant son désarroi et son profond attachement à sa maison, même en mauvais état, comme marqueur de son identité. La lettre recommandée qui l’assigne à quitter les lieux lui porte un coup fatal, comme dans les tragédies. On est face à une grande tragédie. Il ne quittera pas l’appartement et mettra fin à sa vie. « Papa ne bouge plus, il gît… » Le soleil est plombé. Sur le bras de la stagiaire, à l’école, un Prométhée offre le feu. La jeune fille rêve qu’elle descend dans les entrailles de la terre. Les oiseaux meurent aussi. Un chant choral final, sorte d’exutoire accompagne la mort. Reste une tache sur le bord de la fenêtre.

Trois chansons dont les traductions nous sont remises entrent dans ce champ social où les petits sont toujours perdants : Going Down Slow, St Louis Jimmy Oden écrite (1942) : « Je me suis bien amusé, mais je ne vais plus bien, ma santé se dégrade et je m’enfonce doucement… » Born under a Bad Sign, Booker T. Jones et William Bell (1967) : « Né sous une mauvaise étoile, je suis au fond depuis que j’ai commencé à ramper. Si ce n’était pas de la malchance, je n’aurais pas de chance du tout. Gimme Shelter, The Rolling Stones (1969): « Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui si je ne trouve pas d’abri, oh, je vais disparaître ».

Tout en étant si proche de la réalité, le texte, comme la mise en scène de Julien Kosellek – en résidence au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry – gardent l’élégance de la distance, la blessure en est d’autant plus forte, la faille plus profonde, l’effondrement plus cruel. Rien de spectaculaire dans le spectacle, tout se tisse comme dans un sous-bois, à travers le mouvement des feuilles et des lichens, jour de grand vent.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec : Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova – création musicale Ayana Fuentes-Uno – scénographie Xavier Hollebecq – création sonore Cédric Colin – régie générale Anton Langhoff – production Gaspard Vandromme et Manon Sarrailh. Le texte Lichen, de Magali Mougel est publié aux éditions Espaces 34.

Les 12, 19, 20, 25, 26 et 27 janvier 2024, à 20h – Théâtre Antoine Vitez/Scène d’Ivry, 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 46 70 21 55 – site : www. theatrevitez.fr – En tournée : du 4 au 31 mars 2024, au Théâtre de Belleville les lundis et mardis à 20h15h, les dimanches à 17h (sauf les 5 et 26 mars) – métro : Belleville, ou Goncourt – En tournée : du 4 au 31 mars 2024 au Théâtre de Belleville, les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h (sauf 5 et 26 mars) – métro : Belleville (ligne 2) ou Goncourt (ligne 11).

Austerlitz

@ Danielle Voirin

Danse, théâtre – conception et récit Gaëlle Bourges – Avec des extraits de Austerlitz, de W.G. Sebald – Triste Tigre, de Neige Sinno – Tristesse de la terre, d’Éric Vuillard – musique KrYstian & Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK – au TPM/Théâtre Public de Montreuil.

Le texte est enregistré, Gaëlle Bourges en donne récit d’une voix monocorde. Il se compose de collages allant de la grande littérature de W.G. Sebald aux récits biographiques qui s’entremêlent, ceux des danseurs/danseuses et le sien propre. Austerlitz est en effet l’ultime roman de l’écrivain dont on vient de suivre d’autres itinéraires dans Les Émigrants présentés à l’Odéon par Krystian Lupa. On y retrouve une même méthode d’écriture – un homme, ici amnésique, à la recherche de ses origines, sa vulnérabilité, la souffrance et l’errance – un texte ponctué de photographies en noir et blanc. Mélangeant cette écriture à laquelle le titre est emprunté, à d’autres textes, on va et vient entre ces univers, sans trop de repères ni de nuances. On passe ainsi du viol d’une petite fille, Neige, par son beau-père, autobiographie de l’auteure, Neige Sinno dans Triste Tigre, aux derniers massacres d’Indiens et à leur mise en scène dans Tristesse de la terre, d’Éric Vuillard, à l’histoire de la danse et à l’histoire de chacun des danseurs/danseuses-performeurs/performeuses racontant son entrée dans la danse.

@ Danielle Voirin

Derrière ces textes-instruments, c’est en effet de l’histoire de la danse que Gaëlle Bourges semble vouloir parler et les chorégraphies qui accompagnent les écrits, superbes mais lointaines, se déroulent dans la pénombre et derrière le flou d’un tulle grisé qui éloigne un peu plus encore le spectateur. Elles en donnent une interprétation stylisée complétées par un cahier-photos qui défile sur écran : Loïe Fuller, célèbre pour sa danse serpentine et les voiles qu’elle fait tournoyer dans ses chorégraphies ; Steve Paxton, l’un des chorégraphes les plus radicaux de la post-modern dance américaine, improvisateur et pédagogue ; Yvonne Rainer figure de proue de la danse post-moderniste et minimaliste ; Vaslav Nijinski danseur-étoile des Ballets Russes, auteur d’un système de notation de la danse qu’il invente pour son propre usage ; l’historien de l’Art Aby Moritz Warburg, précurseur de l’iconologie ; le psychiatre Ludwig Binswanger, spécialiste des psychoses et qui fait des recherches en philosophie, dans la volonté de réunir psychiatrie et psychanalyse. Cet entremêlement érudit d’histoires personnelles à celle de la danse, de l’art, de récits de vie littéraires, donne un effet de fragments et conduit à une sorte d’annulation les unes des autres.

@ Danielle Voirin

On part d’enfants et de marelle sur fond de piano, en 1967, année de naissance de la chorégraphe. « Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s’ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance » écrit W.G. Sebald. Les déplacements se font en marchant. « Je me souviens… » Agnès Varda est de passage, plus tard Yves Klein. On dérive d’un fragment à l’autre mais ces retours sur le passé mangent le travail de la scène en ses apparitions-disparitions, qui deviennent une sorte d’illustration et d’écho flouté de ce qui est dit et ne s’arrête jamais. Les mouvements qui accompagnent l’ensemble, au demeurant d’une grande précision, s’apparentent à de magnifiques bas-reliefs plutôt qu’à un souffle chorégraphique collectif et les performeurs –  performeuses, dans ce qu’on voit, sont finalement relativement instrumentalisés.

Faute de silences et d’espaces, le spectateur se trouve dans une sorte de ni… ni où, la rêverie est confisquée et où l’on se prend à s’ennuyer. On aurait pu imaginer que le récit circule à partir d’un narrateur sur le plateau, prenant le relais de cette voix off qui assène tant de connaissances et donne cet effet de saturation, tandis que le plateau se fragmente. Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe, on sort déçu face à un travail dont on souhaiterait dire qu’il était superbe.

Brigitte Rémer, le 3 février 2024

Avec : Gaëlle Bourges, Agnès Butet, Camille Gerbeau, Stéphane Monteiro, Alice Roland, Pauline Tremblay, Marco Villari. Accessoires Gaëlle Bourges, Anne Dessertine – costumes Anne Dessertine – chant tou·tes les performeur·ses et KrYstian – images projetées archives (personnelles et autres) – lumières Maureen Sizun Vom Dorp – musique KrYstian & Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK – régie générale Stéphane Monteiro – régie son Michel Assier-Andrieu – administration de production, diffusion Marie Gaudry – administration & coordination générale Marie Collombelle – Avec des extraits de Tristesse de la terre, Éric Vuillard (Actes Sud, 2014) ; Austerlitz, W.G. Sebald (Actes Sud, 2002) ; Triste Tigre, Neige Sinno (P.O.L., 2023).

Du 18 au 31 janvier 2024, du mardi au vendredi à 20h, samedi à 18h. Relâche dimanche et lundi – au TPM/Théâtre Public de Montreuil/CDN, 10 place Jean-Jaurès, Montreuil. Métro : Mairie de Montreuil – site : www. theatrepublicmontreuil.com – En tournée : 13 et 14 février, Maison de la Culture d’Amiens – 1er mars, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine – 5 au 7 mars, théâtre de la Vignette, Montpellier.

Invisibili

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory, Compagnie 111 – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Roselina Garbo

Le spectacle a pour point de départ une fresque murale monumentale de six mètres sur six datant de 1440, Le Triomphe de la mort, liée à la ville de Palerme, et dont le peintre est inconnu. Palerme, en Sicile, la plus grande île de la Méditerranée, inspire Aurélien Bory, concepteur et réalisateur du spectacle. Il répond à l’invitation du Théâtre Biondo, ce même théâtre qui avait accueilli Pina Bausch en 1989, y présentant Palermo Palermo, une pièce mythique qui a marqué le metteur en scène et qui tourne toujours

Imprimée sur tissu, la fresque est dévoilée avec habileté, elle est le personnage en majesté du spectacle. « À l’origine, elle est peinte sur un mur du Palazzo Sclafani de Palerme, un hôpital que le roi a fait bâtir pour accueillir les pauvres » commente le scénographe-metteur en scène. Si l’on détaille la toile, on y voit un jeune homme et une jeune femme en train de mourir, portés par d’autres personnages. Au XVème siècle, la peste noire frappe, Aurélien Bory établit des ponts avec nos pestes noires d’aujourd’hui, en l’occurrence les naufrages en Méditerranée. Il a réuni des artistes palermitains de cultures différentes pour faire le portrait d’une ville d’hospitalité. Au-delà de la mort, c’est de vie qu’elle parle.

© Roselina Garbo

Le danseur qui entre sur scène, Chris Obéhi, Nigerian en est le symbole. Il a suivi ce parcours méditerranéen de son pays, le Nigéria, jusqu’à Palerme et se révèle être un magnifique artiste, danseur et chanteur. Il ouvre le spectacle et se fond dans la toile, la paume de sa main suit le rythme de la fresque. Plus tard, on l’entendra chanter Halleluja de Léonard Cohen, s’accompagnant à l’harmonium. Trois Parques apparaissent dans des robes de satin noir, qui accompagnent solidairement vers la mort une femme portant une robe gris irisé descendue de la toile. Le saxophone alto qui émettait des bruits insolites d’accompagnement interprète la gigue de la deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Le musicien, Gianni Gebbia, est sur scène, côté cour, de loin en loin il se mêle aux danseurs. Avec Joan Cambon, il a créé la partition musicale, une bande son apporte ses musiques additionnelles dont Pari Intervallo d’Arvö Part, joué à l’harmonium dans une transcription d’Olivier Seiwert.

Puis l’orage se déclenche et les éléments se déchaînent. La toile vole au vent avant de se sculpter en d’impeccables plis et de retrouver sa place de haute lisse. Sur scène, les personnages se tétanisent et sont pris de tremblements. Ces gestes s’inscrivent dans la fresque, et reprennent ce thème de la peste noire. Les chaises se déplacent toutes seules, même l’Etna serait en fureur. Une faible lumière clignote, des coups sont frappés à la porte, une sorte d’étrangeté se répand que traduit aussi le saxophone. Les danseuses, les Parques, tournent autour de la toile et font des apparitions-disparitions sur fond de chambres d’écho. Un dialogue interpersonnel s’établit entre les personnages et fait vivre la toile. Un évêque apparaît, tout de bleu vêtu. « Je regarde le ciel, mains au sol. Tout se brouille… » Un monde bascule. On entre dans des visions, dans le flou et dans une terreur généralisée. Un filet de lumière bleue filtre. Les personnages luttent, avancent et reculent. Deux danseuses s’enroulent dans la toile et forment des figures à deux têtes, on dirait des chimères.

© Roselina Garbo

Des mondes s’entremêlent, comme une résurrection. Apparaît un trône, un élu. Une étoffe de soie blanche vole. On traverse les limbes, des zones blanches du cerveau s’affichent à l’écran. Le regard fixe, on zoome sur les personnages dans une parfaite géométrie des formes. Le monde est en transe, d’autres mondes se rapprochent en une montée dramatique vertigineuse. On accompagne un naufrage, symbolisé par un canot pneumatique dans lequel le musicien a aussi pris place. On entre, avec les trente-quatre personnages de la fresque, dans la réalité de la traversée en Méditerranée, au royaume de l’Invisibili, ces Invisibles, au royaume des morts.

Après avoir fait des études de physique puis travaillé dans le domaine de l’acoustique architecturale, Aurélien Bory se consacre aux arts de la scène. Il dirige la compagnie 111depuis vingt-trois ans, ses spectacles sont singuliers, au carrefour d’expérimentations interdisciplinaires. Les artistes dont il s’est entouré sur scène – Gianni Gebbia pour la musique live, les danseuses Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi, le danseur et chanteur, joueur d’harmonium, Chris Obéhi – apportent précision, grâce et talent. La dramaturgie née de cette fresque monumentale alterne entre passé et présent, mort et résurrection, fléaux d’hier et d’aujourd’hui, résilience. Le souffle du saxophone, comme celui de l’harmonium, est ici à la charnière de la mort représentée, et de la vie. Le souffle du vent comme un souffle de vie, accompagne la représentation.

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2024

Avec : Gianni Gebbia, Blanca Lo Verde, Chris Obéhi, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi. Collaboration artistique, costumes, Manuela Agnesini – collaboration technique et artistique, Stéphane Chipeaux-Dardé – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – musiques additionnelles Arvö Part Pari Intervallo/transcription Olivier Seiwert – Léonard Cohen Hallelujah – J.S. Bach Gigue, 2e suite for Violoncelle – création lumière Arno Veyrat – décors, machinerie et accessoires Hadrien Albouy, Stéphane Chipeaux-Dardé, Pierre Dequivre, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille – régie générale Thomas Dupeyron – régie son Stéphane Ley – régie lumière Arno Veyrat ou François Dareys – régie plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron.

Du 5 au 19 janvier 2024, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, à 20h, le dimanche à 15h – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77. En tournée : du 6 au 10 février 2024 à la Maison de la Danse (Lyon) – les 14 et 15 février 2024, à l’Agora/Pôle national des arts du cirque (Boulazac) – les 26 et 27 février 2024, au Parvis/Scène nationale Tarbes Pyrénées (Ibos) – du 11 au 14 avril 2024, Teatro Astra (Turin/Italie).

Les Émigrants

D’après les récits de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, des Émigrants, de W.G. Sebald – un spectacle de Krystian Lupa – production Comédie de Genève – production déléguée et création, Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Simon Gosselin

Le texte de W.G. Sebald, Les Émigrants, paru en allemand en 1992, édité en France en 1999 dans la traduction de Patrick Charbonneau, se compose de quatre récits aux tonalités mélancoliques, illustrés de photographies. Quatre histoires d’exilés que Sebald a connus et qu’il convoque par l’écriture. Trois d’entre eux sont Juifs d’origine allemande ou lituanienne, trois d’entre eux connaissent l’expatriation et le déracinement, certains, jusqu’au désespoir et à la mort. Ce roman est comme une autobiographie, il a valeur de transmission et pose la question de la conscience.

Né en Bavière en 1944 sous les bombardements, W.G. Sebald quitte son pays à l’âge de vingt-deux ans pour n’y plus revenir. Blessé par le silence de la génération de son père – sous-officier entré à la veille de la guerre dans la Wehrmacht, et négationniste – sur la guerre elle-même et sur le peu d’intérêt qu’intellectuels et artistes allemands ont manifesté face à la Shoah, aux destructions et aux exils, il part en Angleterre en 1966 où il vivra jusqu’à sa mort, accidentelle, en 2001. À Norwich, dans le Norfolk il enseigne la littérature à l’Université d’East Anglia et engage, à partir de 1980, un parcours d’écrivain très vite remarqué au Royaume Uni, aux États-Unis et en France.

© Simon Gosselin

Krystian Lupa s’empare de deux des récits, à la croisée de la fiction, du document et de l’enquête : celui de Paul Bereyter, l’instituteur de Sebald, qui couvre la première partie du spectacle, et celui d’Ambros Adelwarth, son grand-oncle, qui en constitue la seconde. Il remet sur le devant de la scène les photographies qui accompagnent les récits et construit son chemin théâtral menant de l’écran-tulle au plateau et du plateau à l’écran fond de scène avec une grande musicalité et de virtuoses apparitions-disparitions d’images, en fondu enchaîné. Lupa, après Sebald qui a écrit selon les réminiscences de sa mémoire, individuelle, familiale et sociale, est à la recherche de ses personnages, qu’il met en majesté.

Sur scène, on entre de plain-pied dans l’Histoire de Paul Bereyter par son avis de décès à Sonthofen et la coupure d’un article joint, portés en janvier 1984 à W.G. Sebald (Pierre Banderet) : « Avis qu’au soir du 30 décembre, soit dans la semaine suivant son soixante-quatorzième anniversaire, Paul Bereyter (Manuel Vallade) chez qui j’étais allé à l’école primaire, avait, à faible distance de la ville, à l’endroit où la ligne de chemin de fer, dans une courbe, débouche d’un petit bosquet de saules pour gagner la rase campagne, mis fin à ses jours en s’allongeant sur les rails au passage du train. » Et il apprend, au détour de l’article, que l’instituteur avait été révoqué cinquante ans plus tôt, en 1934, sur demande du Troisième Reich, car son grand-père était juif. L’envie de remonter le cours de son histoire se mit à le hanter. Il partit à sa rencontre en recherchant ceux qui l’avaient connu. La scénographie – cadre de scène cerné d’un fin filet de couleur rouge – nous place d’emblée dans une salle de classe où se trouvent quelques pupitres épars et un lit-cage sous la fenêtre, un poêle à bois au milieu de la pièce, un crucifix au mur. Aussi naturellement apparaît sur les tulles et écrans les images de La Classe morte de Tadeusz Kantor, metteur en scène polonais emblématique et plasticien, que Lupa, son compatriote, a plaisir à inviter et nous, à revoir. Ce même tulle accueille bien d’autres diagrammes comme le cadre du tableau noir, des plans de la classe que l’écrivain reconstitue, des photos de classe et photos de famille, des portraits. Les paysages sont de neige, ils se superposent parfois au plateau et Paul, à la flûte, joue du Schubert.

© Simon Gosselin

D’étape en étape Sebald rencontre Lucy Landau (Monica Budde) qui lui parle de Paul « presque tout entier consumé par sa solitude intérieure », Paul qui, après sa formation à l’école normale de Lauingen, qu’il comparait à une « maison de dressage pour instituteurs » et sortant de son année de probation l’été 1935 en Allemagne, avait sitôt reçu un avis officiel lui signifiant « qu’en raison de dispositions légales qu’il ne saurait ignorer, il n’est plus possible de le maintenir dans l’enseignement. » Une profonde défaite et violente blessure. Paul dit avoir souvent pensé au suicide, les écrivains qui s’étaient donné la mort le fascinaient. Exilé quelques années en France où il avait été contraint d’accepter un poste de précepteur à Besançon, il y avait rencontré Lucy Landau à Salins-les Bains, alors qu’elle lisait l’autobiographie de Nabokov, assise sur un banc de la promenade des Cordeliers. Sebald ne connaissait pas la vie de Paul, mais l’homme l’avait frappé : « Je n’étais que son élève, il m’a aidé à comprendre le monde, m’a initié. » Et dans sa recherche, il croise ses propres souvenirs avec les informations que lui transmet Mme Landau en tournant les pages d’un album photo annoté de sa main à lui. La vie entière de l’instituteur défile. Paul connaissait donc la France et le Jura où il allait certains étés. Il y avait rencontré une splendide jeune fille, Helen Hollaender dont il était tombé follement amoureux, (Mélodie Richard). « Elle était comme une eau profonde où Paul aimait à se mirer » commente Lucy. Après l’été elle était repartie à Vienne, lui en Allemagne, ils ne s’étaient pas revus. Elle disparut, sans nul doute déportée, avait poursuivi Lucy Landau.

Autre interrogation de Sebald face à Paul : il rentre en Allemagne au début de l’année 1939. « Six ans durant il allait servir, si l’on peut appeler ça ainsi, dans l’artillerie motorisée » puis, à la fin de la guerre, il obtient sa réintégration dans l’enseignement « sur les lieux même où on lui avait montré la porte. » Dans les cahiers noirs à couverture cirée dans lesquels Paul consignait sa vie, que Lucy Landau montre à l’écrivain, on apprend ensuite qu’il commence à perdre la vue et qu’aucune opération ne pourrait le sauver. Il décide de vendre son appartement dans sa ville de Sonthofen et demande à Mme Landau de l’y accompagner. C’est là, et à ce moment-là, qu’il met fin à ses jours. « Je ne suis pas à la bonne place » avait toujours pensé Paul Bereyter. Et Lucy Landau ajoutant « Il est bien difficile de savoir de quoi quelqu’un meurt. »

Après l’entracte, c’est vers un second destin, que nous emmène Krystian Lupa, celui d’Ambros Adelwarth selon le même principe de représentation, à partir de l’image répondant à l’interprétation des acteurs, sur le plateau. Sebald mène une véritable enquête, sur les pas de son grand-oncle, qu’il n’avait croisé qu’une seule fois à l’âge de sept ans au cours d’une rencontre familiale, dont la présence l’avait marqué et sur lequel rien n’avait plus jamais été dit. Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel, Ambros jeune), avait en effet émigré aux États-Unis, où il fut majordome d’une riche famille juive, et plus particulièrement domestique personnel du fils de la famille, puis son compagnon de voyage et son amant. Ce fils de bonne famille, Cosmo Solomon, était un homme fragile et extravagant (Aurélien Gschwind), se retirant du monde, régulièrement et à la frontière de la folie. Deux tantes de Sebald – il l’apprendra plus tard – faisait assez régulièrement la traversée de l’Atlantique pour prendre de ses nouvelles : la tante Fini et la tante Theres. Veuve assez tôt, la première, qui était la plus proche d’Ambos et lui servait de confidente, ne poursuivit pas les voyages, contrairement à la tante Theres qui y alla souvent et dont la mort remonte à quelques années. Et Sebald cherche à décoder l’album photo familial, guidé par la tante Fini, qu’il rencontre (Laurence Rochaix).

© Simon Gosselin

Né en 1896, aîné de huit enfants et le seul garçon, Ambros Adelwarth était « d’une noblesse rare » dit la tante, il fut pendant plus d’une douzaine d’années aide cuisinier dans de grands établissements comme au Grand Hôtel de Montreux. C’est le périple de ces deux personnages, Ambos et Cosmo et leur relation tragique, qu’il nous est donné de voir. « Où finit le ciel, où commence la terre ? Nous sommes au bord des ténèbres, » clame Cosmo, par ailleurs très fort à la roulette et joueur de polo. Leur voyage à Constantinople fait penser à Mort à Venise, celui de Jérusalem est une vraie catastrophe, Cosmo s’absentant de plus en plus du monde, jusqu’à l’inconscience, et ne répondant plus. « Une malédiction semblait planer sur cette ville », écrivit Sebald. Cosmo ne revint jamais à sa vie d’avant. Il s’allongeait par terre et cachait son visage, percevant ce qui se passait en Europe. Son état de santé se dégrada, celui d’Ambros aussi. On les suit dans leurs errances, remettant leur vie dans les mains d’un médecin expérimentateur qui ressemble étrangement, dans l’interprétation proposée par Krystian Lupa, à Grün, médecin dans la pièce de S.I. Witkiewicz, Le Fou et la Nonne, face à Walpurg, le poète, vulnérable.

Sebald se rendit dans le centre de soins d’Ithaca où Ambros avait décidé « d’entrer de son plein gré à l’âge de soixante-sept ans pour n’en plus ressortir. » Les images sur écrans nous montrent une énorme bâtisse désaffectée pleine de graffitis et de dessins d’art brut au milieu de nulle part, comme une zone de non-droit où agit Fahnstock, le médecin hypnotiseur. Son assistant, le Dr Abramsky, à la retraite depuis quinze ans, l’y reçut au sanatorium de Samaria où il était resté vivre, entre le hangar à bateaux et le rucher. Il n’avait pas connu Cosmo mais avait bien connu Ambros. « Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici… Il est exact qu’Ambros Adelwarth n’a pas été placé ici avec sa famille mais qu’il s’est fait mettre, de son propre chef, sous surveillance psychiatrique… Lorsqu’il se tenait à la fenêtre et regardait dehors il donnait toujours l’impression de souffrir d’un mal incurable. » Et il se soumettait avec complaisance aux séances d’électrochocs, « ce qui, à l’époque, confinait à la torture ou au martyre… Aussi, lorsque Ambros, l’un des premiers à être soumis, dans notre établissement, à une série d’électrochocs s’étalant sur plusieurs semaines et même plusieurs mois, lorsque Ambros manifesta les signes d’une docilité qu’il n’avait pas eue jusque-là, Fahnstock ne manqua pas d’y voir le résultat du nouveau protocole, bien qu’en réalité, comme je commençais déjà à m’en douter à cette époque, cette docilité n’eût pas d’autre raison que le désir de votre grand-oncle d’annihiler en lui le plus radicalement et le plus irrémédiablement possible toute capacité de réflexion et de souvenir. » Et le Dr Abramsky poursuit : « Vers la fin, votre grand-oncle a été pris d’un raidissement progressif des membres et des articulations, sans doute dû à l’effet de la thérapie de choc. Bientôt il eut les plus grandes difficultés à rester autonome… » L’image ici prend plus d’importance encore, les lieux sont filmés de manière détaillée dans leur décrépitude et leur mystère, et alternent avec le plateau (Ambros Adelwarth, vieux, Jacques Michel – Docteur Abramsky, Philippe Vuilleumier). Sur le plateau comme sur l’image, on visualise les fauteuils servant aux séances d’électrochocs.

© Simon Gosselin

À travers ces thématiques que sont l’exil, l’émigration, les souvenirs traumatiques, les destructions du XXème siècle, la mémoire individuelle et la mémoire collective, la folie et le suicide, Krystian Lupa reconstruit, pas à pas, les itinéraires de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, que Sebald a finalement très peu connu et qui gardent leur mystère. « Notre rôle, dit Krystian Lupa, consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer. » Et il jongle avec l’image, filmée comme contrepoint à ce qui se déroule sur scène, et comme traces des souvenirs ou des paysages, intérieur et extérieur. Ses premiers travaux avec la vidéo remontent à 2008, avec Factory 2, son travail sur Andy Wharhol, même si on le connaît davantage au théâtre par la puissance de ses mises en scène des œuvres de Thomas Bernhard, Tchekhov, Kafka et Dostoïevski. Ici, la finesse de son travail rencontre l’écriture sobre et dense de Sebald par ces deux personnages qui ne trouvent plus leur place dans leurs pays et s’en sentent exclus, et qui n’ont d’autre issue que l’autodestruction et le suicide. Il retrouve la trace de ces exilés de l’intérieur et enrichit le récit par cette alternance acteurs sur scène / images d’archives / carnets intimes / topographie et images des lieux et des voyages / interviews de ceux qui les ont connus.

Né en Silésie en 1943, Krystian Lupa est marqué par le travail de Kantor et l’univers du réalisateur Andreï Tarkovski, on trouve chez lui cette même intransigeance. Cela aurait pu mener le spectacle vers le précipice car, compte tenu de différends, les représentations à la Comédie de Genève où devait avoir lieu la création du spectacle n’ont pu se tenir, ni, par voie de conséquence, celles du Festival d’Avignon. L’Odéon-Théâtre de l’Europe a pu assurer non seulement le relais, mais la création du spectacle. Il nous permet ainsi, par Krystian Lupa, un passeur virtuose qui assure ici l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière du spectacle, d’accéder à l’écriture d’ombre et de lumière de W.G. Sebald, filtrée par une délicate direction d’acteurs.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2024

Avec : Pierre Banderet / Sebald – Monica Budde / Lucy Landau, Pierre-François Garel /Ambros Adelwarth,(jeune – Aurélien Gschwind / Cosmo Solomon – Jacques Michel / Ambros Adelwarth, vieux –  Mélodie Richard / Hélène –  Laurence Rochaix / Tante Fini – Manuel Vallade / Paul Bereyter – Philippe Vuilleumier Docteur Abramsky. Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa – collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb – création musicale Bogumił Misala – création vidéo Natan Berkowicz – costumes Piotr Skiba – directeur de la photographie Nikodem Marek – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk. Créé le 13 janvier 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – production Comédie de Genève – production déléguée Odéon/Théâtre de l’Europe – coproduction Festival d’Avignon, Odéon/Théâtre de l’Europe, Le Maillon/Théâtre de Strasbourg scène européenne. Les droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd.

 Du 13 janvier au 4 février 2024, du mardi au samedi à 10h30, le dimanche à 15h. Odéon / Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu (durée 4h15 avec un entracte).

Manuel d’exil

© Christian Lutz

Texte Velibor čolić – adaptation et mise en scène Maya Bösch – Jeu Fred Jacot-Guillarmod – au T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – avec le Centre culturel suisse, On Tour.

C’est un récit de vie qui débute à l’été 1992 et qui est publié en 2016 sous le titre Manuel d’exil – Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, dixième roman de Velibor čolić, écrit directement en français. Pourquoi pas autobiographie ? La Bosnie-Herzégovine est entrée en guerre contre les entités autoproclamées serbe et croate de Bosnie, en avril 92 et les troupes serbes ont massacré pendant trois ans les populations musulmanes de Srebrenica. Âgé de vingt-huit ans, l’auteur est enrôlé de force et déserte. Il arrive en France, à Rennes, dans un état de grande fatigue et dans « l’ultime degré de la solitude » avec pour tout viatique quelques maigres affaires et les trois mots de français qu’il connaît – Jean, Paul et Sartre. Il est hébergé dans un foyer pour réfugiés, les anciennes classes d’une école, se sait sans papiers, se dit sans visage, sans présent ni avenir. Il endosse son nouveau statut, celui d’exilé. Plus tard il s’installera à Strasbourg.

© Christian Lutz

Derrière ce Manuel d’exil, une adaptation et un acteur seul, au centre de la scène face au public, sorte de Christ recrucifié, dans une mise en scène basée sur des lignes brisées lumineuses qui l’entourent à travers une géographie de néons. Ces lumières lient scénographie et mise en scène et donnent le cadre à l’ensemble, s’allumant l’une l’autre alternativement, de manière fixe ou parfois clignotante (scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka ; lumières Laurent Junod).

Velibor čolić se réfugie dans ses références littéraires et déplie sa culture – une façon peut-être de se retrouver – approchant entre autres Modigliani et Hemingway qui le fascinent, rappelle à plusieurs reprises qu’il a « Bac plus five » qu’il est romancier et poète. Il livre sa part d’observation sur la France à travers le parcours du combattant qu’il entame pour obtenir des papiers, l’apprentissage obligé du français, qui pourtant lui permet de lire Tintin, puis un premier roman, plus tard d’écrire en français. « Mon rendez-vous à l’OFPRA ressemble à une séance de psy. Accompagné de ma traductrice je suis face-à- face avec une dame aux grandes lunettes, Nous sommes tous les trois entassés dans son petit bureau entre les dossiers…» L’OFPRA est souvent un exutoire dans la détresse de chacun et le sésame indispensable pour espérer rester et s’enraciner ; on en a de nombreuses versions à travers les récits d’exil. L’auteur analyse ce qu’il lit ou croit lire dans le regard des autres, à moins que ce ne soit dans son propre regard, et mesure la dévalorisation, insupportable pour tous et qui est une réelle souffrance. « Je ne suis pas un homme, je suis une anecdote. » Plus loin : « Avant j’étais un homme je suis devenu une insulte… » Derrière ironie et autodérision qui finalement paraissent peu, une vraie blessure.

Plus tard, dans ses accès de pessimisme ou l’attente de papiers il se nomme apatride, puis, devenu boulimique, se transforme physiquement et raconte : « Je pèse 127 kilos. Fin de la séduction. » Il évoque l’approche des femmes dont l’une, Christina, représente pour lui l’image de la mort. Il parle de vérification d’identité une fois qu’il a acquis un récépissé ou des papiers pour prendre le train et faire un tour en Europe – Munich. Venise, Prague, Paris – avant retour à Strasbourg où il vit. Il part aussi pour un périple en Hongrie, en 1997. « Étrangement, je me rapproche de l’Europe de l’Est. On mange comme chez moi » dit-il. À un moment, il se fait descendre du train. « Vous trafiquez… » lui dit-on, « ton vrai passeport ! » lui ordonne-t-on. Délit de sale gueule, probablement.

© Christian Lutz

Et Velibor čolić relate ce qu’il comprend de l’épisode post-traumatique qu’il traverse, après un choc reçu au moment où une petite fille âgée de sept ans, Alma, fut tuée sous ses yeux. Il y a quelques flashbacks sur la guerre, des crépitements et des détonations de bombardements dont témoigne la bande-son (signée Maïa Blondeau), des fumées sur le plateau. « Hommes, villes, barbelés, je revois la guerre, les soldats, les fusils. »

Un jour, il a rendez-vous à France Culture avec un philosophe. « Mon pays est très à la mode » dit-il. Bon nombre d’intellectuels français s’y sont effectivement rendus pendant la guerre, en principe pour alerter. Dans cette adaptation de son Manuel d’exil, Velibor čolić survole aussi le thème de l’écriture mais ne l’approfondit pas. A la fin du spectacle, un texte poétique enregistré apporte une grande force. Trop tard, le spectacle est fini ! Ce qui précède manque de relief, l’acteur, plutôt diseur ou narrateur, reste lointain (Fred Jacot-Guillarmod), ou peut-être est-ce un choix de direction d’acteur de la metteure en scène, Maya Bösch. qui au demeurant a construit une belle enveloppe théâtrale.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2024

Avec Fred Jacot-Guillarmod – scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka Laurent Junod – lumière Laurent Junod – son Maïa Blondeau – costumes Gwendoline Bouget – construction scénographie, régie lumière Lionel Haubois – régie son Michel Zurcher – administration Bureau de la joie ! Estelle Zweifel – Production Compagnie Sturmfrei – coproduction Théâtre Saint-Gervais/ Genève, Manège Maubeuge/Scène Nationale transfrontalière, Centre Culturel Suisse/On Tour – Le spectacle a été crée en 2021 et a reçu le Prix Suisse des Arts de la scène 2022 – Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić est publié aux Éditions Gallimard (2016).

T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – lundi, mardi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 26

Notre vie dans l’Art

Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, (Illinois) en 1923 – avec la troupe du Théâtre du Soleil, texte et mise en scène Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine – au Théâtre du Soleil / Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

© Michèle Laurent

Notre vie dans l’Art fait référence au livre de Constantin Stanislavski, comédien, metteur en scène et pédagogue russe puis soviétique qui écrivit Ma Vie dans l’Art, sorte d’autobiographie, bilan de ses recherches et innovations sur le théâtre et la formation de l’acteur, au début du XXème siècle. Créateur du mythique Théâtre d’Art de Moscou avec Vladimir Dantchenko, il est à la source de l’avant-garde théâtrale russe représentée plus tard notamment par Meyerhold et à l’origine de la méthode développée par Elia Kazan et Lee Strasberg, à l’Actor’s Studio de New-York.

Notre vie dans l’Art se passe à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe du théâtre d’Art de Moscou, en tournée, sous la haute surveillance du KGB. Dans la nouvelle Union Soviétique créée en 1922 par Lénine « nous sommes des ambassadeurs ici » dit une actrice. On fête vingt-cinq ans du Théâtre d’art, « en route vers vingt-cinq ans de plus, si Dieu le veut ! » réplique un autre, en trinquant. Les spectateurs prennent place sur des gradins escarpés, décor issu d’un précédent spectacle d’Ariane Mnouchkine, Les Éphémères, créé en 2006 et qu’elle affectionne particulièrement. Face à face ils se trouvent au cœur des conversations entre acteurs. Rien de théorique, seulement des échanges en apparence anodins et légers, du papotage, mais qui brosse le tableau d’une époque et montre la difficulté d’être artiste dans un pays sous liberté surveillée. « Je trouve cette pièce, comment dire, d’une redoutable simplicité. Elle est tellement simple, tellement pure dans sa langue, tellement apparemment non remarquable que, du coup, toute sa profondeur vous attrape, au fond, par surprise » dit Ariane Mnouchkine qui l’a traduite.

L’ambiance est conviviale mais elle ne cache pas les difficultés ni le désarroi de l’équipe, apprenant du producteur qu’il est au bord de la faillite alors qu’il pensait engranger des bénéfices. « Tout s’écroule, nous devons de l’argent. Nous sommes très chers… » Il va jusqu’à proposer de ne plus payer les sociétaires et de faire un maximum de retenues sur salaire, pour les autres. « On paye les propriétaires des spectacles mais nous, nous jouons gratuitement ! » dit un acteur qui pleure, évoquant les traites de sa maison. La tournée qui devait les amener au Canada, est annulée, le pays leur refusant l’entrée. Un jeune couple de comédiens décide de ne pas rentrer à Moscou, ils auraient déjà trouvé un contrat aux États-Unis. Macha fait la cuisine, épaulée par une collègue. Une icône circule, très ancienne, à négocier au prix fort. « Pourquoi sommes-nous venus ici ? » dit l’un « Pour notre art » répond l’autre. On propose à Stanislavski quelques solutions dont celle de jouer six mois à Moscou et six mois à New-York.

© Michèle Laurent

Mille et une informations circulent au cours de ce dîner informel. Les officiers des Russes blancs, ces opposants monarchistes à la Russie soviétique, seraient venus en coulisse. Rudolf Valentino voudrait rencontrer Stanislavski et apprendre avec lui. On compare les méthodes de jeu chez les acteurs soviétiques et les acteurs américains. La perte de compréhension, quand un spectacle est joué dans une autre langue, est évoquée. « Nous perdons le mystère de l’illusion » dit Stanislavski. Il y a des discordances entre les acteurs du Théâtre d’Art, quelques conflits, des susceptibilités blessées, des psychodrames. D’autant que les Américains sont relativement critiques et ne leur facilitent pas la tâche. Des coupures de journaux dénigrent la troupe, des rumeurs font entendre qu’ils ne rentreraient pas. On est dans la lutte des systèmes. Retenue et calme leur sont demandés. « Ne les laissez pas pénétrer notre âme… »

La table débarrassée on sort les guitares et la guimbarde, on joue de petits sketchs amusants en se moquant gentiment les uns des autres. On convoque Tchekhov qui invite à traverser La Cerisaie avec Lopakhine, puis Les Trois sœurs avec pluie et neige au rendez-vous. On lit quelques textes, notamment autour de sa mort. Onéguine, de Pouchkine, est également au générique. « Pourquoi toujours des rôles vers le passé ? » demande l’un, d’un ton provocateur, « Qu’y-a-t-il à regarder vers l’avenir ? » répond un autre avec philosophie.

© Michèle Laurent

La rencontre entre Ariane Mnouchkine et onze acteurs du Théâtre du Soleil avec le metteur en scène et dramaturge américain, Richard Nelson, très célèbre outre-Atlantique et pour la première fois invité en France, est un événement. D’autant que la forme du spectacle est plutôt éloignée des mises en scène réalisées  traditionnellement au Soleil. Pourtant les acteurs y excellent, et on se croirait au Théâtre d’Art. L’esprit de troupe qu’Ariane Mnouchkine met toujours en avant se superpose à celui du Théâtre d’Art de Moscou. Avec Richard Nelson – qui a mené toute sa carrière à New-York et travaille depuis plusieurs années avec la Royal Shakespeare Company où il est artiste associé honoraire – elle a réussi son pari. Son texte et la mise en scène sont clairs et dépouillés, finement ciselés. Le metteur en scène s’efface au profit de l’histoire de cette tournée à Chicago, avec tous ses aléas et dans un contexte particulier de l’Histoire soviétique. Il parle de théâtre, sur un grand moment de mutation, au début du XXème. « Nous, acteurs, nous nous cherchons nous-mêmes en les autres et les autres en nous. »  Du grain à moudre…

Brigitte Rémer, le 21 janvier 2024

Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan. Assistanat à la mise en scène et interprétariat, Ariane Bégoin, Alexandre Zloto – Production Théâtre du Soleil (Paris) – coproduction Théâtre du Soleil, Festival d’Automne à Paris.

Du mercredi 6 décembre 2023 au dimanche 3 mars 2024, le vendredi à 19h30 le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. (Samedi 24 février la représentation sera exceptionnellement à 19h30) – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre – 75012. Paris – métro : ligne 1 station Château de Vincennes, sortie 4 en tête de train, puis navette gratuite Cartoucherie, stationnée dans la gare routière ; ou autobus 112, arrêt Cartoucherie – Notre vie dans l’art de Richard Nelson, traduit par Ariane Mnouchkine, est publié à l’Avant-scène théâtre. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski ,traduit du russe par Denise Yoccoz, est publié à l’Âge d’homme.